Benoît Collombat, les auditeurs de France Inter, les lecteurs du Monde Diplomatique, ou de l'Histoire secrète du patronat français de 1945 à nos jours le connaissent bien: un excellent journaliste d'investigation qui n'a pas peur d'affronter les pouvoirs.
Davodeau, c'est un des dessinateurs et auteurs les plus talentueux de la nouvelle bande dessinée française, porteuse d'un sens du récit et d'une ambition très fortes, s'adressant aux adultes, avec une collaboration avec Kris sur "Un homme est mort", sa très belle série "Lulu".
La BD cher pays de mon enfance relate une enquête de Collombat et Davodeau sur le SAC, le Service d'Action Civique.
Il y est d'abord question de l'assassinat du juge Renaud à Lyon le 3 juillet 1975, ancien résistant passé par la justice coloniale. Ce juge à poigne, flamboyant et anti-conformiste, enquêtait sur le casse du siècle de l'hôtel des Postes de Strasbourg le 30 juin 1971 (un butin de 11 millions de francs, soit 1,8 millions d'euros) par une équipe de la pègre lyonnaise liée au Service d'Action Civique, casse qui aurait pu servir à financer l'UDR, le parti de droite gaulliste. Ou au moins les activités du SAC, son service d'ordre et sa main armée. Le juge Renaud savait qu'il était sur un gros coup, qu'il risquait sa vie, il avait rendez-vous avec un ministre qui fut son supérieur dans la Résistance et en qui il avait confiance le lendemain. Pompidou avec son ministre de l'intérieur Marcellin voulaient neutraliser le SAC. Il y avait péril en la demeure et le juge a été abattu. L'enquête et la procédure judiciaire ont été opportunément encadrées pour ne pas mettre en oeuvre les liens du grand banditisme avec la droite institutionnelle et poser la question du financement du parti gaulliste et de ses liens avec la mafia. Quand le juge Fenech reprend l'instruction sur la mort du juge Renaud, elle aboutit aussi à un non-lieu. Pourtant, les assassins présumés du juge Renaud étaient connus, le réalisateur Yves Boisset a même fait un film à St Etienne sur cette affaire très peu de temps après avec Patrick Dewaere - "Le juge Fayard", ce qui lui a valu d'être menacé, lui et ses enfants, des enfants qu'il a dû cacher en Irlande dans une ferme fortifiée de l'IRA pour qu'ils ne risquent pas d'être abattus par des truands liés au SAC.
Le SAC, Service d'action civique, était une association de loi 1901, constituée à l'origine de gaullistes, anciens résistants pour certains, qui voulaient accompagner le retour de de Gaulle au pouvoir - le quasi coup d'Etat de 1958 - pour un Etat fort pendant la guerre d'Algérie (et pour l'Algérie française à l'époque) et face à la menace "rouge" et décolonisatrice, et qui ont ensuite surtout mené, par fidélité à de Gaulle et leurs nouvelles positions de pouvoir dans l'Etat, la guerre civile qui ne disaient pas sans nom avec l'OAS, avec des enlèvements, des tortures, des disparitions de chaque côté. Après avoir aussi mené des opérations spéciales en Angérie contre le FLN, peut-être pas étranger par exemple à la disparition de Ben Barka.
Ce véritable "état dans l'état" était dirigé par Jacques Foccart, le Monsieur Afrique de De Gaulle, Monsieur Françafrique. Charles Pasqua était le n°2. Il était constitué par des anciens résistants de droite, des voyous qui voulaient se rapprocher du pouvoir pour continuer leurs affaires tranquillement, des truands liés aux jeux d'argent, à la drogue, à la prostitution, au trafic d'armes, le racket, à Marseille, en Corse, à Lyon, à Paris. Le SAC offrait ses services aux patrons au moment des conflits sociaux pour casser les grèves et les communistes, l'ennemi par excellence. Il protégeait les colleurs d'affiche de la droite, de l'UDR, puis du RPR. Il alimentait en fonds secrets les campagnes politiques du parti gaulliste. Il pouvait mener des opérations criminelles et secrètes à l'étranger pour des objectifs politiques, notamment en Afrique ou derrière le rideau de fer.
Ni Pompidou, ni Giscard, n'étaient organiquement liés au SAC mais ils ont dû composer avec cet "état dans l'état", cette institution occulte puissante qui comptait dans ses rangs bon nombre de policiers, d'officiers des renseignements généraux, de préfets, de hauts fonctionnaires, des juges administratifs, et bien sûr des malfrats qui pour certains avaient des mandats politiques, comme Marcel Francisci, patron du parti gaulliste en Corse, conseiller général, membre du SAC, un des gros bonnets du milieu sur lequel enquêta le journaliste James Sarrazin dans "M...comme milieu", ce qui lui valut d'être menacé de mort. Ni Pompidou, ni Giscard n'allèrent au bout d'un démantèlement du SAC car, également, ils en avaient peur, l'organisation n'hésitant pas à pratiquer les attentats ciblés. C'est cet état profond qui porta l'ascension de Jacques Chirac, l'héritier. Toute une partie de l'argent du SAC et donc de la droite "gaulliste" transitait par la mafia belge, et notamment par Maurice Boucart, ancien collaborateur des nazis, mort d'un troublant accident de voiture alors que la presse d'investigation belge, plus "libre" de mettre en cause les liens entre la politique française, la police et la pègre, avait commencé à remonter la filière. Dans les années 70 et 80, beaucoup de victimes du SAC seront des membres du SAC eux-mêmes: tellement d'argent et de secrets d'Etat en jeu...
"C'était quoi le SAC? dit le BD de Davodeau et Collombat à un moment donné (p 117)... Le SAC, c'était cette zone grise de la Ve République dont on n'aime pas vraiment se souvenir. Le temps a passé. Mais de nombreux membres du personnel politique français, d'une façon ou d'une autre, ont été formés par cette histoire et y ont gardé des attaches, plus ou moins avouées. Le gaullisme de la seconde guerre mondiale, celui de la guerre d'Algérie, celui de 1968, et ce qu'il est devenu après l'alternance de 1981 portent en eux l'histoire du sac. Et maintenant au XXI e siècle? La mémoire du gaullisme est célébrée par la "fondation Charles de Gaulle". Ses bureaux occupent l'ancien siège parisien du SAC. En 2015, son président est Jacques Godfrain qui fut, on l'a vu, trésorier du SAC. Sûrement une coïncidence."
Pour la plupart des Français, en 1981, le SAC fait son entrée dans la lumière de la pire des manières qui soit, avec la tuerie d'Auriol, l'assassinat sauvage de Jacques Massié, chef de la section marseillaise du SAC soupçonné de vouloir se rapprocher du nouveau pouvoir socialiste, de sa femme, de son fils de 8 ans, de ses beaux-parents et d'un ami. C'en est trop, le pouvoir socialiste trouve là une justification et un encouragement pour s'attaquer à cette organisation politique mafieuse et dangereuse à travers la mise en place d'une commission d'enquête parlementaire. Benoît Collombat et Etienne Davodeau, en étudiant les audiences de cette commission d'enquête, se sont d'ailleurs aperçus que les archives liés au SAC concernant les liens avec l'assassinat du juge Renaud et le casse de l'hôtel des postes de Strasbourg sont toujours inaccessibles, jusqu'en 2058, pour les chercheurs...
L'action du SAC a aussi été importante sur le terrain de la répression du mouvement syndical et social. En 68, les hommes du SAC enlèvent et interrogent des étudiants manifestants, en les intimidant. "De véritables "milices patronales", nous rappellent Collombat et Davodeau, sont mises en place dans les entreprises afin de contrer l'influence de la CGT et de la CFDT, jugées trop "gauchistes". Il s'agit de maintenir la "paix sociale" à n'importe quel prix: surveillance des salariés, menaces, intimidations, tabassages... Ces "syndicats maison" sont soutenus par un patronat de choc qui craint un nouveau mai 68, et par des hommes de l'ombre, comme Georges Albertini, un ancien collabo, proche des milieux gaullistes, qui est à la tête d'une multitude d'officines anticommunistes. Ces milices patronales recrutent des gros bras du SAC, bien sûr, mais aussi chez les truands, chez les mercenaires, et même chez d'anciens membres de l'OAS. Tout ce petit monde se retrouve dans les usines pour faire le coup de poing. Le syndicat emblématique de ces "années SAC" est la CFT (Confédération Française du Travail) rebaptisé CSL (confédération des syndicats libres) en 1977, ce "syndicat patronal" est omniprésent dans l'industrie automobile".
Dans la BD de Collombat et Davodeau, des syndicalistes CGT de l'usine automobile de Poissy, à 30 km à l'ouest de Paris, aujourd'hui appartenant au groupe PSA, mais qui fut FORD, SIMCA, Talbot, puis Peugeot, témoignent du fait qu'au début des années 60, l'adhésion à la CGT ne pouvait qu'être clandestine - sinon, le patron, admirateur de Mussolini, employant des mouchards et des nervis infiltrés dans le personnel, faisant la promotion du syndicat patronal maison et combattant les syndicalistes de lutte, aurait viré les ouvriers. Les nervis témoigne le mécanicien ajusteur CGT Joseph Tréhel, qui fut ensuite maire de Poissy, puis conseiller régional communiste, c'était une "sorte d'unité spéciale", travaillant avec des anciens d'Indochine et des membres du SAC, qui de temps en temps quitter la boîte pour une mission spéciale: coller des affiches pour le parti gaulliste, faire le service d'ordre d'un meeting, escorter des personnalités, faire le coup de poing contre les syndicats ouvriers. Après mai 68 et les accords de Grenelle, la CGT obtient enfin le droit de distribuer des tracts devant l'usine, mais ces "nervis" anti-communistes à la solde du patron et plus ou moins mercenaires les intimident et parfois les frappent (la BD fait référence à un film documentaire, "L'agression", filmé par le réalisateur Paul Seban lors d'une distribution de tract de la CGT à l'usine automobile de Poissy, conservé au fonds audiovisuel du parti communiste), cherchent à les faire virer, enquêtent sur eux jusque dans leurs résidences privées, leurs immeubles. Peugeot finançait directement le RPR, imprimait ses tracts, et le noyau dur de la CSL, le syndicat jaune acquis aux intérêts du patron, et qui faisait le coup de poing contre les ouvriers membres de la CGT, était constitué de membres du SAC. C'était l'époque où ces syndicats patronaux faisaient appel à des sociétés d'intérim truffées de mercenaires, de gangsters, d'anciens membres de l'OAS. Où la police travaillait pour la droite et le SAC à faire les poubelles des syndicats pour les surveiller (témoignage d'un ancien responsable, de gauche, des renseignements généraux). A l'usine Peugeot de St Etienne, les directeurs du personnel, des anciens militaires, proches de l'extrême-droite, font intervenir 70 mercenaires en treillis armés de matraque et de chaînes pour briser une occupation d'usine. On est en 73. Un ancien de Framatome qui construit des centrales nucléaires racontent aussi comment les délégués du personnel CFDT (la CFDT de l'époque avait une culture de lutte et était de gauche) et CGT étaient harcelés salement par des fausses annonces, diffamations, montages avec leurs photos, par des membres du syndicat jaune liés au SAC.
Benoît Collombat voit aussi la trace du SAC dans l'assassinat (et non le suicide) du ministre Robert Boulin le 29 octobre 1979, membre du RPR, gaulliste social, maire de Libourne, ancien résistant du réseau Navarre, adversaire politique à droite de Chirac et Peyrefitte, ce dernier membre du SAC, et son concurrent pour Matignon, lié à Chaban-Delmas. L'enquête saisie par le procureur Louis Bruno Charlet, "une barbouze judiciaire" selon un ancien flic, lié au SAC et aux services secrets, aurait été conduite de manière à éliminer tous les éléments contredisant la thèse officielle du suicide. Le procureur Charlet est mort ensuite lui aussi d'un accident de voiture. Il se serait endormi au volant... La contre-enquête de Collombat, dont il a fait un livre autonome, est glaçante sur les complicités d'Etat, policières et judiciaires, de la dissimulation d'un assassinat. Robert Boulin a été retrouvé à genou, la tête dans un étang peu profond, mais il n'est pas mort dans cette position. Son visage portait des traces de coup que le maquillage post-mortem n'a pas réussi à dissimuler. L'assassinat est connu de plusieurs membres éminents de la droite, Chaban, Achile Peretti, le maire de Neuilly, Olivier Guichard, qui font tous bouche cousue par peur. Boulin, à qui a un proche de Focart a vendu un terrain dans le sud dans des conditions douteuses qui lui valent une campagne de presse à charge, connaît des choses sur les trafics de la Françafrique et de Focard, au service du clan Chirac: Elf, le Gabon, les malettes de billets entre Libreville et Paris, l'argent sale, les comptes en Suisse. Il peut servir la réélection de Giscard contre Chirac. Après l'assassinat, Achille Peretti, proche de Pasqua, qui a lancé la carrière de Sarkozy, essaie de faire taire la femme de Boulin, de l'acheter. Ses tentatives ont été entendues par le kiné de Boulin au domicile de Mme Boulin, et même enregistrées. Un journaliste de TF1, Jacques Collet, relance médiatiquement l'affaire Boulin en 1983 en évoquant l'hypothèse de l'assassinat - Colette Boulin lui confie l'enregistrement de la conversation avec Achile Perreti où celui-ci cherchait à faire chantage sur elle. Jacques Collet ne tarde pas à faire l'objet de pression de la part du clan chiraquien, lié à la Françafrique, et de menaces et tentatives d'intimidation. Il lâche l'affaire et part travailler comme correspondant en Jordanie. Le journaliste du Monde James Sarrazin est lui aussi menacé, suivi et intimidé alors qu'il enquête sur l'affaire Boulin. Bernard Fonfrède, assistant parlementaire de Gérard César, le député suppléant de Robert Boulin à Libourne, qui détruisit les archives de Boulin au ministère du travail avec des membres du SAC à la demande de Gérard César et témoigna sur les dossiers qu'il avait entrevus en 2003 au micro de France Inter et de Benoît Collombat fut victime d'une agression qui faillit le tuer et le plongea dans le coma suite à une intrusion chez lui.
Pour écrire cette BD palpitante et terrible sur l'histoire secrète de la Ve République et de la droite, Benoît Collombat et Davodeau ont interrogé des policiers, des juges, des journalistes, des politiques, des syndicalistes, des militants de droite, d'extrême-droite et de gauches, des proches d'anciens responsables du SAC et des membres de la famille Boulin et de la famille Renaud, soit des deux victimes les plus connus de ces barbouzes du gaullisme.
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