UN POUVOIR CLAIREMENT À DROITE…

Je n’avais pas repris la plume depuis que l’Élysée a rendu publique la composition du nouveau gouvernement. Point de doutes à ce propos : c’est à une équipe de droite que nous sommes confrontés, et cela dit clairement ce à quoi nous allons devoir faire face.

À Matignon et au cœur de la forteresse de Bercy, Emmanuel Macron a tenu à désigner des figures emblématiques du parti « Les Républicains », n’ayant jamais fait mystère de leur intention d’infliger à la France une purge libérale inspirée des préceptes les plus durs du thatchérisme britannique. Pour détenir le portefeuille du Travail, il a nommé la directrice générale de Business France, ex-DRH de Danone, laquelle n’a rien eu de plus pressé que de prendre un ex-« sherpa » du Medef comme directeur de son cabinet. À l’Éducation, il est allé chercher le directeur du groupe Essec, bien connu du monde enseignant pour sa défense de « l’autonomie des établissements » – en clair, par sa volonté de désarticuler l’école publique afin de la soumettre à des logiques concurrentielles qui rejailliront très rapidement sur le recrutement des personnels éducatifs et sur les choix pédagogiques de ceux-ci –, ainsi que pour ses plaidoyers en faveur d’une sélection sociale accrue qu’autoriserait le développement de filières réservant principalement les études supérieures aux enfants des classes aisées. Et je n’évoquerai même pas la nomination de Madame Goulard à la Défense, poste stratégique s’il en est, d’où elle ne manquera pas de faire avancer les orientations européistes et atlantistes qu’elle défendait, voici plus de dix ans, au sein de la Convention Giscard qui devait accoucher de ce fameux Traité constitutionnel européen finalement rejeté par les Français.

Ne nous y trompons pas : tout sera mis en œuvre pour présenter le projet macronien comme une fulgurance politique, ouvrant notre Hexagone, vilipendé pour son « archaïsme » prétendu, aux merveilles d’une modernité autoproclamée. Au bénéfice du nouveau tenant du titre, sera immanquablement convoqué le dynamitage du jeu politique traditionnel, qui laisse la droite hébétée face à une équipe gouvernante reprenant la plupart de ses thèmes identifiants, et le Parti socialiste explosé façon puzzle au terme de cinq années de bradage des attentes populaires. La dépolitisation de la chose publique, indispensable pour installer dans les esprits la fable d’une réunion de toutes les bonnes volontés d’où qu’elles viennent, est de ce point de vue la marque de fabrique de l’entreprise née au soir du 7 mai. Cette redistribution des cartes, laissant sur le carreau nombre de ces personnages ayant des années durant bafoué les engagements pris devant les citoyens, ne tardera néanmoins pas à se révéler une supercherie.

Pas davantage que le clivage entre droite et gauche n’est devenu obsolète, le présent exécutif n’entend pas conduire une action d’équilibre. Les savants dosages auxquels s’est livré le président de la République pour former son gouvernement témoignent non d’un souci de « pluralisme », comme Le Monde se hasardait récemment à le titrer en « une », mais d’une claire détermination à disposer d’un pack de combat néolibéral. N’en déplaise à l’intéressé, la désignation de Nicolas Hulot à l’Écologie n’est qu’un leurre, tout comme la présence d’un Collomb à l’Intérieur ou d’un Le Drian aux Affaires étrangères n’est aucunement le signe d’une ouverture à gauche, ces deux individus ayant depuis longtemps quitté les rivages du socialisme républicain pour se rallier au blairisme social-libéral.

 

… POUR PRÉPARER UN IMPITOYABLE AFFRONTEMENT DE CLASSE

Au-delà de la com’, toutes ces éminences ont une feuille de route fort précise : contraindre un pays attaché aux principes égalitaires de sa République à consentir enfin ce qu’il avait jusqu’alors refusé avec obstination à Messieurs Chirac, Sarkozy ou Hollande. En clair, elles veulent lui faire accepter l’adaptation de son modèle social aux normes mondialisées de la compétitivité à outrance et du libre-échangisme généralisé.

Voilà pourquoi elles entendent aller jusqu’au bout du démantèlement des grandes protections collectives édictées par le code du travail, faire passer par la méthode des ordonnances ce que la loi El Khomri n’était pas parvenu à imposer malgré le 49-3, décréter un moratoire sur le « compte pénibilité » sans le moindre égard pour cette souffrance au travail que connaissent des millions de salariés, supprimer 150 000 fonctionnaires avec les retombées que l’on devine sans peine sur nos services publics, approfondir l’austérité en taillant à la hache dans les dépenses de l’État, soustraire les actionnaires à l’imposition sur la fortune, soumettre à l’inverse le plus grand nombre des Français à l’augmentation de cette fiscalité injuste qu’est la CSG, miner la retraite par répartition au moyen d’un système « à points » qui allongera d’autant la durée d’activité des salariés avant qu’ils ne puissent bénéficier d’une pension à taux plein, insérer davantage la France dans une construction européenne toujours plus orientée par les désidératas des marchés.

Autour de ces petits marquis exposés au regard de la collectivité citoyenne, gravite la constellation des attachés de cabinet et des conseillers tout droit issus de la technostructure. À moins qu’ils ne fussent de purs lobbystes, servant les intérêts des géants de l’industrie, des télécommunications, des assurances ou de l’agro-alimentaire. Nos concitoyens ont-ils seulement remarqué, aveuglés qu’ils se trouvent par une propagande médiatique qui leur vante les audaces de leur nouveau et juvénile monarque, que se sera installée au Château, pour s’occuper des questions agricoles, une dame connue pour ses liens avec le business viticole ? Ou que la nouvelle ministre des Solidarités et de la Santé se sera dotée d’un directeur de cabinet ayant auparavant dirigé le groupe Humanis, troisième en ordre d’importance sur le marché de l’assurance santé privée et des retraites complémentaires ?

Tout se passe donc comme si l’on voulait délivrer au peuple le message subliminal que le capital s’est fermement installé aux commandes, et qu’ils doivent se résigner à la mise à mort du pacte protecteur qu'ils avaient hérité du Conseil national de la Résistance ! On comprend que Monsieur Gattaz se sente pousser des ailes, exigeant entre autres que l’on plafonne immédiatement les indemnités prud’homales dues aux salariés victimes de licenciements abusifs (cette disposition de la loi Macron avait été censurée par le Conseil constitutionnel), que l’on aille vers une durée du travail laissée à l’appréciation des employeurs, que l’on revienne sur le mandatement obligatoire de délégués syndicaux dans les PME qui avait été l’une des rares concessions de la loi El Khomri au mouvement social, que l’on regroupe les instances de représentation des personnels avec à la clé la suppression des comités d’hygiène et de sécurité, ou encore que l’on octroie aux patrons le droit d’organiser des référendums d’entreprise à leur gré…

Toute l’architecture politique et institutionnelle mise en place depuis l’entrée en fonction du successeur de François Hollande prolonge d’ailleurs, et même parachève, cette cohérence. Tandis que les principaux leviers de commande se voient concentrés entre les mains d’une phalange de l’ombre agissant en fonction du dogme économique dominant et au bénéfice des plus puissants, cette nomenklatura qui n'a jamais à se présenter au suffrage des citoyens, tout est dorénavant censé émaner du souverain et y revenir. Il faut, à cet égard, reconnaître à Monsieur Macron qu’il n’a jamais caché son goût pour un pouvoir personnel débarrassé de tout contre-pouvoirs autant que de de la pression des « corps intermédiaires ». Cette forme actualisée de césarisme, pour l’appeler par son nom, ressort parfaitement de ses appels à une gestion « jupitérienne » des affaires de l’État, de sa volonté affichée d’en revenir au présidentialisme des premiers temps de la V° République, de sa nostalgie exprimée dans une célèbre interview pour la « figure du Roi ».

 

UNE GAUCHE RÉDUITE À LA FIGURATION

C’est à l’aune de ce défi que chacun se doit, dans notre camp, de mesurer ses responsabilités. Alors que le clan victorieux à l’occasion de circonstances exceptionnelles – l’effondrement de l’ordre politique ancien, doublé de la nécessité pour le peuple de gauche de faire barrage à l’extrême droite en se saisissant du seul bulletin de vote à sa disposition – ne pesait que 23% des suffrages exprimés le 23 avril, il se retrouve en passe, grâce à un mode de scrutin déformant la réalité des rapports de force politiques, de dominer l’Assemblée au soir du 18 juin. Plus, c’est la droite conservatrice, sortie étrillée de l’élimination de son champion au premier tour de la présidentielle, qui pourrait, si les sondages disent vrai, incarner demain une opposition en mesure de peser sur les choix de l’exécutif, flanquée qu’elle serait, par surcroît, d’un groupe lepéniste influençant ses postures en maints domaines (à l’heure où ces lignes sont écrites, une enquête d’opinion accorde au FN une influence pratiquement équivalente à celle des « Républicains »).

Tout cela, parce que la gauche se retrouve dans un état catastrophique. Balkanisée en chapelles rivales et dès lors inaudible du pays, durablement affaiblie par son éviction du tour décisif de la présidentielle et incapable de ce fait de porter une offre suffisamment crédible pour mobiliser son électorat, elle ne fait guère que de la figuration dans cette campagne des législatives. Il eût cependant suffi qu’elle prît la mesure des enjeux, en se montrant capable d’unir toutes les forces se refusant à la moindre complaisance envers le projet dérégulateur et inique de Monsieur Macron, pour que tout changeât. Que devînt, en d’autres termes, possible d’envoyer au Palais-Bourbon une majorité de député porteurs d’une alternative de transformation sociale et écologique. Que se révélât à portée de main la conclusion d’un pacte de salut public, à même d’éviter à la France le choc libéral que lui préparent des gouvernants inféodés à la finance.

À entendre les propos des socialistes ou des écologistes toujours attachés aux valeurs fondatrices de leurs familles respectives, à enregistrer même le soutien d'un Benoît Hamon au candidat communiste dans la circonscription essonienne de Manuel Valls, il paraît évident que c’est d’abord la volonté qui manqua. Tout comme avait été lamentablement loupée l’opportunité de réunir les énergies disponibles autour d’une candidature commune en vue de la consultation d’avril, le rendez-vous électoral de juin voit l’irresponsabilité se traduire par d’innombrables candidatures dans chaque circonscription.

Sans doute, le score exceptionnel de Jean-Luc Mélenchon apparut-il à beaucoup, non sans raison, comme une promesse de renouveau de l’action publique et de la gauche. Combien de personnes, rencontrées sur les marchés, me disent aujourd’hui avoir choisi entre les deux postulants de gauche à la magistrature suprême en se fiant aux sondages, décidant de voter « utile » plutôt que de suivre leurs préférences intimes qui les portaient vers Benoît Hamon ? Sauf que moins de 20% ne font pas une majorité populaire. Pour que celle-ci sorte des urnes, il s’impose encore qu’une dynamique voit le jour, ce qui dépend toujours de la mise en œuvre d’une démarche rassembleuse. Ce fait n’a jamais été démenti par l’histoire des combats pour le progrès social et la démocratie.

 

LA DESTRUCTION AU SERVICE D’UNE VOLONTÉ HÉGÉMONIQUE

Je veux ici parler sans détour.

L’aveuglement sectaire de Jean-Luc Mélenchon est en train de provoquer un gâchis invraisemblable. Un gâchis dont il ne tirera lui-même qu’un profit passager, et qui coûtera éminemment cher à la France, au monde du travail et à la gauche.

Je peux, naturellement, entendre que les partisans de « JLM 2017 » veuillent sanctionner durement les trahisons du dernier quinquennat. Qu’ils entendent bouleverser les équilibres qui profitaient jusqu’alors au Parti socialiste. Qu’ils se montrent convaincus d’être « une cohérence conquérante », ce qui n’est pas illogique pour quiconque s’engage dans une nouvelle aventure partisane. Qu’ils escomptent bénéficier d’une forte dotation publique, afin de financer leur formation jusqu’à la prochaine présidentielle, pour laquelle on entend à demi-mots qu’ils font déjà acte de candidature. Qu’ils épousent les approximations de leur leader quand il écrit, sur son blog, que « le macronisme politique » n’est « qu’une sorte de mer des Sargasse politique, une cour des miracles pomponnée et parfumée ».

Admettons ! Est-ce pour autant qu’il faut afficher plus de hargne à l'encontre de ceux grâce auxquels on a pu se présenter devant les Français – sans les parrainages de centaines d'élus communistes, le candidat Mélenchon n'aurait pu réussir sa performance du 23 avril –, et plus généralement pour le reste de la gauche, que pour ceux qui, au sommet de l'État, se fixent ouvertement l'objectif d'effacer jusqu'à la trace de décennies de combats du mouvement ouvrier ?

Prétendre, à l'instar d'Alexis Corbière récemment, que « France insoumise » était, au même titre que « La République en marche » et le Front national, les marqueurs d'une situation neuve, comme si le recyclage des vieilles lunes libérales et fascistes pouvaient être considérées comme relevant d'une quelconque nouveauté ? Menacer la reconduction de députés communistes sortants et la reconquête de circonscriptions perdues de justesse à la faveur de la « vague rose » de 2012 ? Rendre, du même coup, plus difficiles la résistance des nôtres et leur action pour défendre des droits fondamentaux, dès l’instant où ils ne pourront pas s’appuyer sur une gauche en état de se battre pied-à-pied dans le futur hémicycle ? Permettre, ce faisant, à ce qui veut devenir la nouvelle « majorité présidentielle » d’avoir les coudées franches ?

Et que dire encore du dédain affiché pour l’idée même d’accord entre tous ceux qui ont défendu la même candidature présidentielle, tel que le proposaient les communistes, dans le but de parvenir à une même représentation dans la plupart des circonscriptions ?

De l’oukase mélenchonien, selon lequel « un accord nous aurait affaibli dans l’opinion en nous obligeant à devoir assumer de drôles de promiscuités » ? De quelles« promiscuités » parle-t-on donc, s’agissant de formations avec lesquelles le Parti de gauche s’était allié des années durant au sein du Front de gauche ? À quelles« promiscuités » aboutirait-on en permettant, en fonction des réalités de terrain, de choisir les meilleurs talents pour l’emporter dans un maximum de cas ?

La vérité est que Jean-Luc Mélenchon semble aujourd’hui emporté par une dérive personnelle qui l’amène à vouloir détruire tout ce qui pourrait contrarier ses desseins. Cela s’appelle une volonté d’hégémonie... Qui conduit à demeurer indifférent à la quasi-disparition de la gauche de zones entières du territoire national... Y compris si le seul à profiter de ce cataclysme est le président de la République...

La métaphore du « casse-noix », utilisée par le candidat à la présidentielle pour illustrer sa stratégie et son intention de broyer la candidature Hamon en ne lui laissant aucun espace entre lui-même et Monsieur Macron, trouve ici une concrétisation sinistre. On désigna longtemps ceux qui, dans les épreuves politiques, se tiraient une balle dans le pied sous l’appellation d’« idiots utiles ». Je crains que celle-ci n’ait trouvé à s’appliquer de nouveau. Je me retrouve, sur ce plan, très en phase avec Monique Pinçon-Charlot, elle-même impliquée dans la bataille de ces législatives, lorsqu'elle critique la démarche de la « France insoumise » : « J'ai peur que la classe dominante ait un coup d'avance sur nous. »

Le 11 juin, que chacun y réfléchisse bien. Avant de glisser son bulletin dans l’urne, il devra se poser au moins trois questions. Quel candidat ou quelle candidate pourra le mieux porter l’objectif du rassemblement, sans lequel la gauche se voit menacée de disparition pour des années ? Lequel ou laquelle portera le plus efficacement l’exigence de justice sociale, parce qu’il ou elle a pour seule boussole la recherche de l’intérêt général ? Lequel ou laquelle s’identifiera le plus à une approche de la politique basée sur l’éthique et la proximité ? Et qu’il vote alors pour un député vraiment utile, à l’image de ceux ayant siégé cinq ans durant dans le groupe PCF-Front de gauche, que présidait mon ami André Chassaigne…

 

PS. Cette note venait à peine d'être mise en ligne que je prenais connaissance de ce tweet de Jean-Luc Mélenchon : « Chaque page du code du travail est l'histoire d'une lutte de nos anciens pour nos droits. » Que ces choses sont agréables à lire ! Simplement, leur auteur peut-il se montrer à ce point ignorant du fait que cet héritage, dont il se prévaut en se l'appropriant sans vergogne, porte l'empreinte du communisme français sur les plus belles pages de l'histoire de notre pays et de sa République ? Sans le courage et l'engagement de centaines de milliers d'hommes et de femmes qui, parfois au prix de leurs vies, auront défié la toute-puissance du capital, les répressions les plus sanglantes, ou encore le fascisme, ces droits n'auraient pu être arrachés. Les congés payés et les conventions collectives au temps du Front populaire, le programme du Conseil national de la Résistance, la Sécurité sociale, le statut de la Fonction publique afin qu'elle puisse servir au mieux le bien commun, la constitution de grands monopoles qui disputèrent si longtemps des secteurs clés de l'économie au contrôle des grandes féodalités financières, la mise à la disposition des classes populaires du meilleur de la culture, le développement du tourisme social pour concrétiser le droit du plus grand nombre au repos, pour n'évoquer que ces conquêtes symboliques, n'auraient pas vu le jour sans ces immenses batailles au premier rang desquels - qui oserait le contester ? - se situaient les communistes, même s'ils n'y étaient pas seuls. Espérons que ce tweet aura raison des ignominies verbales que d'aucuns se croient autorisés à déverser dans cette campagne des législatives...

 

Christian Picquet