La condamnation pour homicide du soldat franco-israélien qui a abattu un Palestinien gisant au sol montre les contradictions d’une société israélienne éprouvée par le conflit et rongée par la tentation de l’ultranationalisme.
notre correspondante à Jérusalem.- La scène a été filmée par un militant de l’ONG de défense des droits de l’homme B’Tselem. Le 24 mars 2016, un soldat franco-israélien, Elor Azaria, a achevé un Palestinien gisant au sol, qui avait été neutralisé après avoir blessé un autre soldat à Hébron, au sud de la Cisjordanie. Au terme d’un procès fleuve, largement relayé par la presse israélienne, ce sergent, aujourd’hui âgé de 20 ans, a été reconnu coupable d’homicide le 4 janvier 2017 par un tribunal militaire israélien. Le verdict des juges est sans équivoque : « Puisqu’il n’existe aucune circonstance atténuante quant à la culpabilité criminelle du défendeur, nous ne pouvons que statuer que les éléments du crime d’homicide ont été prouvés devant nous au-delà de tout doute raisonnable », peut-on y lire (voir ici pour les conclusions du verdict en anglais).
Les juges militaires ont ainsi rejeté les deux principales lignes de défense des avocats d’Elor Azaria : la première consistait à dire que l’assaillant palestinien était déjà mort, la seconde, que le soldat avait tiré, car il s’était senti menacé. « Vous ne pouvez pas soutenir les deux à la fois », a tranché le colonel Maya Heller, l’une des trois magistrates chargées de l’affaire, ajoutant que le témoignage du soldat n’était pas fiable. Au début de son interrogatoire en mars 2016, Elor Azaria avait assuré avoir vu le Palestinien bouger et lui avoir tiré dans la tête, de peur qu’il ne porte une ceinture d’explosifs. Une version très vite contredite par le témoignage d’un autre soldat, qui se tenait à ses côtés avant le tir et l’aurait entendu déclarer qu’un « terroriste qui poignarde un soldat mérite de mourir ». « Le terroriste ne présentait aucune menace », a précisé Maya Heller, rappelant qu’Elor Azaria avait enfreint le protocole de l’armée israélienne. Ce dernier oblige les soldats à maintenir un périmètre de 25 mètres autour des « menaces potentielles », comme celle d’un terroriste susceptible de déclencher un engin explosif.
Pourtant, aux yeux d’une grande partie de la société israélienne, Elor Azaria aurait dû bénéficier de circonstances atténuantes, et même échapper à un tel procès. Deux jours après les faits, un sondage dévoilé par la chaîne Arutz 2 avait montré le regard tolérant porté par les Israéliens sur l’attitude du jeune soldat : 57 % des sondés condamnaient l’arrestation du militaire, 42 % jugeaient son comportement « responsable » et seulement 5 % considéraient son tir comme un meurtre. Un élan de solidarité s’était alors amorcé au sein de l’opinion, avec de nombreuses manifestations et une déferlante de commentaires sur les réseaux sociaux qualifiant le soldat de « héros ». Aujourd’hui, un nouveau sondage réalisé pour Arutz 2 par l'institut iPanels indique que plus des deux tiers des Israéliens (67 %) sont favorables à une grâce pour le soldat, 19 % y étant opposés.
Pour mieux appréhender cette vague d’indulgence, plusieurs explications sont avancées, la plus répandue consistant à dire que les Israéliens ont cédé à la tentation de l’ultranationalisme. « C’est une longue tendance : depuis les années 2000, la société israélienne glisse vers la droite. Le cas Azaria en est un reflet », confirme Daniel Bar-Tal, professeur à l’Université de Tel-Aviv, spécialisé en psychologie sociologique et politique.
Cet ultranationalisme, dans sa version la plus enragée, s’est donné à voir le 4 janvier à l’extérieur du tribunal, au cœur de Tel-Aviv. Des dizaines de manifestants, pour la plupart très jeunes et appartenant à la frange la plus radicale de la droite israélienne, certains faisant partie des supporteurs de l’équipe de football Beitar Jérusalem, connus pour leurs dérives racistes, s’étaient réunis pour soutenir le soldat.
« La juge est la putain d’un Arabe ! », « Elle collabore avec l’ennemi », a-t-on pu entendre dans la foule après l’annonce du verdict. Le slogan « Sois prudent Gadi, Rabin cherche un ami » a aussi été entonné, par référence au chef d'état-major de l’armée, Gadi Eizenkot, qui défend la procédure lancée contre le soldat, et à l’ancien premier ministre Yitzhak Rabin, assassiné par un extrémiste juif en 1995. « Le peuple d’Israël n’abandonne pas l’un de ses soldats sur le champ de bataille », pouvait-on également lire sur une pancarte. Des échauffourées ont éclaté entre certains des participants et les forces de l’ordre qui avaient été mobilisées en nombre. Deux personnes ont été arrêtées pour avoir tenté de bloquer une artère voisine.
Ces manifestations de violence se sont également déversées sur les réseaux sociaux, avec notamment la publication de photos des trois juges affublés d’une moustache à la Hitler. Le lendemain, la police a arrêté un homme de 54 ans à Jérusalem et une femme de 22 ans à Kyriat Gat, dans le centre du pays, pour avoir posté des messages de menaces. « Le colonel Maya Heller ne finira pas l’année », avait écrit le premier sur Facebook, tandis que la seconde appelait à employer une grenade contre la juge. Pour les protéger de toutes représailles, l’armée a posté des gardes du corps auprès des trois magistrats.
Cette violence et ce mépris pour les institutions ont été relayés, au sein même du gouvernement, par le ministre de l’éducation, fervent défenseur de la colonisation et chef du parti HaBayahit HaYehudi (Le Foyer juif), Naftali Bennett. « Ce soldat qui a tué un terroriste qui méritait de mourir a été condamné comme un criminel », a-t-il déploré, reprenant mot pour mot l’expression prêtée à Elor Azaria.
Mais cette dérive raciste et amorale, qui prétend décider de qui mérite de mourir sans passer par la case justice, ne suffit pas à expliquer la résonance du cas Azaria au sein de la société israélienne. Plus globalement, on ne peut ignorer « la situation psychologique » dans laquelle le conflit israélo-palestinien a plongé les Israéliens. Le cas Azaria « reflète très bien tous les dilemmes » auxquels elle est confrontée, analyse Daniel Bar-Tal. Selon l’expert en psychologie, toutes les sociétés confrontées à un tel conflit construisent une « narration fonctionnelle » qui leur permet de faire face à la situation. Cette narration est fondée sur trois principes : « la déshumanisation du rival », « l’auto-glorification » et « l’auto-perception d’être la victime du conflit ».
« Occuper une société, de tout temps et partout, a toujours suscité une résistance violente »
« Les Israéliens refusent de s’écarter de la narration qu’ils ont intégrée depuis leur plus jeune âge. C’est l’idée que les Palestiniens ne sont pas humains, que les Israéliens, eux, ont une morale et que, finalement, ils sont les victimes dans ce conflit », résume-t-il. « Cela fonctionne particulièrement bien dans le cas d’Azaria, puisque le Palestinien avait tenté de tuer un soldat israélien. Mais dans le contexte israélien, je dirai que c’est peut-être le prix de l’occupation. Car occuper une société, de tout temps et partout, a toujours suscité une résistance violente », estime Daniel Bar-Tal. L’expert en psychologie souligne qu’Elor Azaria « a évolué dans un milieu de droite très extrémiste, proche des thèses du Kahanisme [mouvement nationaliste et anti-arabe fondé par le rabbin américain Meir Kahane – ndlr] », particulièrement porteur de cette narration.
Autre élément d’explication, les Israéliens ont quasiment tous un fils, une fille ou un membre de leur famille en uniforme. L’armée reste un rite de passage obligé, à quelques exceptions près, pour chaque génération, au minimum deux ans pour les filles, trois ans pour les garçons. Certains, comme Elor Azaria, insistent pour être dans des unités combattantes et sont très vite confrontés à la réalité du terrain, à Gaza ou ailleurs en Cisjordanie. D’autres tentent de s’en tenir éloignés. Mais tous deviennent des cibles privilégiées, comme l’a encore montré l’attentat au camion-bélier qui a tué quatre soldats dimanche 8 janvier, à Jérusalem.
« Ces soldats sont nos enfants. Quand ils sont tués, comme dimanche, c’est un désastre dont tout le monde a conscience. Car ils n’avaient pas à mourir. Ils auraient pu tranquillement profiter de la vie. Pour les Israéliens, Azaria ne fait pas exception. Il a été envoyé sur le terrain, alors qu’il aurait pu rester chez lui », explique Daniel Bar-Tal. Un sentiment parfaitement exprimé par la ministre de la culture et des sports Miri Regev : « Ce procès n’aurait jamais dû avoir lieu. Elor Azaria est notre fils, notre enfant », s’est-elle émue. Les déclarations du premier ministre Benjamin Netanyahou vont aussi dans ce sens : « Les soldats de Tsahal sont nos fils et nos filles, et doivent être placés au-dessus de tout différend », a-t-il réagi, se disant « favorable » à ce que le soldat « soit gracié ».
On peut en outre se demander si certains Israéliens, auparavant modérés, n’ont pas atteint un seuil critique de tolérance face au conflit, estimant impossible d’avoir encore à en payer le prix, quel qu’il soit. Un seuil au-delà duquel ils commencent à devenir plus sensibles au discours de la droite radicale. Dans les conversations autour du cas Azaria, il n’est pas rare que surgisse l’argument d’une certaine violence haineuse cultivée par les Palestiniens à l’égard des Israéliens. Pourquoi continuer à jouer selon les règles face un « ennemi » qui ne les respecte pas ?
C’est pourtant au nom de l’argument inverse qu’une autre partie de la société israélienne, certes plus minoritaire, et qu’un grand nombre de gradés de l’armée soutiennent la procédure lancée contre Elor Azaria. « Nous ne pouvons pas et nous ne nous laisserons pas entraîner au niveau de ceux qui cherchent à nous annihiler. Parce que notre moralité est au centre de notre légitimité, et que cela n’a rien à voir avec ce que le monde pense de nous », affirmait le 5 janvier le rédacteur en chef et fondateur du journal en ligne Times of Israel, David Horowitz. Quelques jours avant le verdict, le chef d'état-major Gadi Eizenkot avait tenu à rappeler sa position : « Un homme de 18 ans servant dans l’armée n’est pas “l’enfant de tout le monde”. [...] C’est un combattant, un soldat qui doit consacrer sa vie à accomplir les tâches que nous lui donnons. Nous ne pouvons pas nous tromper à ce sujet. » Au lendemain du verdict, pas moins de cinq de ses prédécesseurs au poste de chef d’état-major se sont élevés contre le mouvement remettant en cause le jugement, exprimant leur ferme soutien à l’armée et à son système judiciaire. Ce mouvement « pose la question de savoir qui nous sommes, quelles valeurs sont les nôtres et comment les protéger », s’est notamment indigné Shaul Mofaz, ministre de la défense de 2002 à 2006.
La classe politique israélienne, pour sa part, n’a pas cessé de tergiverser sur le cas Azaria et a finalement suivi, dans sa grande majorité, le sens de l’opinion. À gauche, l’ancienne chef du parti travailliste, Shelly Yachimovich, a elle aussi plaidé en faveur de la grâce du soldat. « Les épaules du sergent Elor Azaria sont trop minces pour porter le lourd fardeau et la peine des divisions grandissantes au sein de la société israélienne », a-t-elle jugé. Elle avait pourtant tenu un tout autre discours sur sa page Facebook il y a plusieurs mois, refusant l’idée que le jeune soldat soit « notre enfant à tous ». « Mes enfants n’aurait pas fait une telle chose », avait-elle assuré.
Le cas Azaria risque encore d’agiter la société israélienne pendant plusieurs semaines. Des milliers de personnes, 3 000 selon la police, se sont rassemblées samedi 7 janvier, place Rabin, à Tel-Aviv, pour dénoncer le mouvement « d’incitation à la haine » déclenché après la condamnation du soldat et militer en faveur de « la solidarité et de l’unité du peuple israélien »
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