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8 décembre 2016 4 08 /12 /décembre /2016 19:47
Jorge Semprun

Jorge Semprun

Jorge Semprun: une personnalité d'exception et un grand écrivain dans le tumulte du XXe siècle

" Mémorialistes et chroniqueurs n'ont pas coutume d'entremêler tendresses, confidences et débâcles du corps à l'évocation de leurs hauts faits. Les romanciers, eux, c'est leur travail, depuis Fabrice à Waterloo. Semprun croise les rubriques et donne une dimension romanesque à l'évènement réel. Il privatise l'Histoire tout en historicisant sa vie. La mémoire, on le sait, est un drôle de réfrigérateur: elle fait fondre les grandes lignes et conserve les détails au frais... Avec sa mosaïque en pointillé, Semprun annexe l'histoire à la mémoire".

Quelques lignes très justes de Regis Debray en avant-propos d'Exercices de survie, le dernier livre, publié à titre posthume, de Jorge Semprun, énorme romancier, grand intellectuel, dont le vécu aura épousé les tragédies, les espoirs et les désillusions du siècle: la guerre d'Espagne, la Résistance, Buchenwald et l'univers concentrationnaire nazi, le Communisme et son action clandestine en Espagne, le retour à la démocratie après le franquisme en Espagne. 

Il faut lire et relire Jorge Semprun, le Marcel Proust de la mémoire douloureuse du XXe siècle et de Buchenwald, mêlant l'auto-fiction à l'exercice de remémoration et l'esthétique de l'existence à la méditation sur l'histoire. 

Un travail fascinant et obsessionnel sur les dédales de la mémoire et de l'oubli, la permanence et la beauté de l'instant, l'écriture et la vie, l'écriture ou la vie, la quasi impossibilité de traduire ce que fut l'expérience concentrationnaire, et qui fait qu'on s'arrête toujours au seuil.    

Appartenant à une grande famille madrilène, petit fils par sa mère d'un chef de gouvernement, Antonio Maura, et neveu d'un ministre républicain modéré, fils d'un gouverneur civil de province devenu diplomate pendant la guerre d'Espagne et représentant de la République Espagnole à La Haye, Jorge Semprun arrive à Paris en 1939, à quinze ans. Son père est chrétien, proche des animateurs de la revue « Esprit ». Jorge Semprun est un élève ultra-brillant, qui maîtrise déjà très bien le français.

« Je l'avais connue en 1939 (Claude-Edmonde Magny, professeur de philosophie de dix ans son aînée qu'il retrouve pendant l'occupation et après la libération des camps), à l'occasion d'un congrès d'Esprit. Avant l'été, mais après la défaite de la République espagnole. C'était à Jouy-en-Josas, si je me souviens bien. Mon père avait été correspondant général du mouvement personnaliste de Mounier en Espagne. Il assistait à ce congrès, je l'avais accompagné. J'avais quinze ans, j'étais interne à Henri IV depuis la chute de Madrid aux mains des troupes de Franco ». (L'écriture ou la vie).

Semprun obtient le deuxième prix au Concours Général de Philosophie. Il fera une grande classe préparatoire à Paris en Lettres supérieures puis intégrera la Sorbonne pour y faire des études de philosophie où il se passionne pour Heidegger, Lévinas, Saint Augustin, Marx, Lukas, Wittgenstein, mais lit surtout beaucoup de littérature (Faulkner, Malraux, Giraudoux, Sartre) et de poésie (il fera des causeries sur Rimbaud organisées par l'appareil clandestin du camp à Buchenwald, récite à haute voix des centaines de poèmes) . Il fréquente la « meilleure société » parisienne, la jeune bourgeoisie intellectuelle bohème, enchaînant les surprise-parties dans les quartiers de l'ouest parisien, mais sa maturité intellectuelle, son exigence morale et politique, le conduisent aussi à s'engager.

Il aide par exemple un résistant juif des FTP-MOI à se cacher en 1943 chez une amie organisant une fête chez elle après que celui-ci, de son pseudonyme Koba, surnom de Staline, ait tué dans sa chambre d'hôtel un officier allemand (avec la prostituée qui couchait avec lui).

Auparavant, le 11 novembre 1940, Semprun participe à la manifestation patriotique à Paris des lycéens et étudiants, véritable défi à l'occupant, organisée notamment par l'Union des Étudiants communistes et les Jeunesses communistes. Il adhère au Parti Communiste Espagnol en 1941 et côtoie une agent communiste du Komintern, autrichienne des FTP-MOI, qui le forme politiquement et parle avec lui de Heine, Bertold Brecht. Mais ses contacts avec l'organisation communiste de résistance se rompent et il s'engage finalement dans la résistance, au groupe « Jean-Marie Action », dépendant du réseau Buckmaster mis en place par les services secrets britanniques. Ce réseau dirigé par Henri Frager, un homme de droite nationaliste, opère en Bourgogne en réceptionnant les parachutages d'armes et en les répartissant en Côte-d'Or et dans l'Yonne mais en ayant consigne de ne pas livrer d'arme à la résistance communiste. Dans le cadre de ses opérations, il se force à tuer dans un bois de Semur-en-Auxois avec son compagnon de résistance Julien, un beau et romantique soldat allemand, qui descendu de sa moto pour pisser auprès de la rivière, chantait "La Paloma". Un des récits inouïs et si tristes de ces temps atroces. 

Semprun est arrêté par la Gestapo à Joigny en septembre 1943, dénoncé par un traître de la hiérarchie du groupe de résistance, et il est torturé pendant plusieurs semaines à la prison d'Auxerre. Il raconte cette expérience fondatrice de la torture dans son dernier livre, labyrinthique comme ses précédents, inachevé et posthume, « Exercices de survie », publié en 2012, alors que Semprun meurt en 2011 à l'âge de 88 ans.

Il est envoyé en déportation à Buchenwald depuis le camp de transit de Compiègne : quatre jours et trois nuits de voyage dans un wagon de marchandise cadenassé sans air et sans eau, avec cent vingt déportés à l'intérieur, expérience qu'il racontera, avec la libération du camp de Buchenwald, dans le « Grand Voyage » (1963), son premier écrit publié, son premier récit, à dimension philosophique, éthique et esthétique, sur l'expérience concentrationnaire. Il y raconte avec maestria presque les mêmes scènes, celles de sa vie, que dans « L'écriture ou la vie », que dans « L'écriture ou la vie » (1994) ou dans « Exercices de style » (2011), mais avec dans ces derniers cas des interprétations, des éclairages, des interpositions fictionnelles nouvelles.

A Buchenwald, quelques jours après la Libération du camp le 11 avril 1945, Jorge Semprun fait visiter le camp à des volontaires françaises candides de la « Mission France »:

« Les deux automobiles se sont arrêtées devant nous et il est descendu ces filles invraisemblables. C'était le 13 avril, le surlendemain de la fin des camps. Le bois de hêtres bruissait dans le souffle du printemps. Les Américains nous avaient désarmés, c'était la première chose dont ils s'étaient occupés, il faut dire. Ces quelques centaines de squelettes en armes, des Russes et des Allemands, des Espagnols et des Français, des Tchèques et des Polonais, sur les routes autour de Weimar, on aurait dit qu'ils en avaient une sainte frousse. Mais nous occupions quand même les casernes S.S., les dépôts de la division « Totenkopf » dont il fallait faire l'inventaire. Devant chacun des bâtiments il y avait un piquet de garde, sans armes. J'étais devant le bâtiment des officiers S.S. et les copains fumaient et chantaient. Nous n'avions plus d'armes, mais nous vivions encore sur la lancée de cette allégresse de l'avant-veille, quand nous marchions vers Weimar, en tiraillant sur les groupes de S.S. isolés dans le bois. J'étais devant le bâtiment des officiers S.S. et ces deux automobiles se sont arrêtées devant nous et il en est descendu ces filles invraisemblables. Elles avaient un uniforme bleu, bien coupé, avec un écusson qui disait « Mission France ». Elles avaient des cheveux, du rouge à lèvres, des bas de soie, des lèvres vivantes sous le rouge à lèvres, des visages vivants sous les cheveux, sous leurs vrais cheveux. Elles riaient, elles jacassaient, c'était une vraie partie de campagne. Les copains se sont tout à coup souvenus qu'ils étaient des hommes et ils se sont mis à tourner autour de ces filles. Elles minaudaient, elles jacassaient, elles étaient mûres pour une bonne paire de claques. Mais elles voulaient visiter le camp, ces petites, on leur avait dit que c'était horrible, absolument épouvantable. Elles voulaient connaître cette horreur. J'ai abusé de mon autorité pour laisser les copains sur place, devant le bâtiment des officiers S.S. et j'ai conduit les toutes belles vers l'entrée du camp.

La grande salle d'appel était déserte, sous le soleil du printemps, et je me suis arrêté, le cœur battant. Je ne l'avais jamais encore vue vide, il faut dire, je ne l'avais jamais vue réellement. Ce qu'on appelle voir, je ne l'avais pas encore vue vraiment. D'une des baraques, d'en face jaillissait doucement, dans le lointain, un air de musique lente joué sur un accordéon. Il y avait cet air d'accordéon, infiniment fragile, il y avait les grands arbres, au-delà des barbelés, il y avait le vent dans les hêtres, et le soleil d'avril au-dessus du vent et des hêtres. Je voyais le paysage qui avait été le décor de ma vie, deux ans durant, et je le voyais pour la première fois. Je le voyais de l'extérieur, comme si ce paysage qui avait été ma vie, jusqu'avant-hier, se trouvait de l'autre côté du miroir, à présent. Il n'y avait que cet air d'accordéon pour relier ma vie d'autrefois, ma vie de deux ans jusqu'avant-hier, à ma vie d'aujourd'hui. Cet air d'accordéon joué par un Russe dans cette baraque d'en face, car seul un Russe peut tirer d'un accordéon cette musique fragile et puissante, ce frémissement des bouleaux dans le vent et des blés sur la plaine sans fin. Cet air d'accordéon, c'était le lien à ma vie de ces deux dernières années, c'était comme un adieu à cette vie, comme un adieu à tous les copains qui étaient morts au cours de cette vie-là. Je me suis arrêté sur la grande place d'appel déserte et il y avait le vent dans les hêtres et le soleil d'avril au-dessus du vent et des hêtres. Il y avait aussi, à droite, le bâtiment trapu du crématoire. A gauche, il y avait le manège, où on exécutait les officiers, les commissaires et les communistes de l'Armée Rouge. Hier, 1é avril, j'avais visité le manège. C'était un manège comme n'importe quel manège, les officiers S.S. y venaient faire du cheval. Ces dames des officiers S.S. y venaient faire du cheval. Mais il y avait dans le bâtiment une salle de douche spéciale. On y introduisait l'officier soviétique, on lui donnait un morceau de savon et une serviette éponge, et l'officier soviétique attendait que l'eau jaillisse de la douche. Mais l'eau ne jaillissait pas. A travers une meurtrière dissimulée dans un coin, un S.S. envoyait une balle dans la tête de l'officier soviétique. Le S.S. était dans une pièce voisine, il vivait posément la tête de l'officier soviétique et il lui envoyait une balle dans la tête. On enlevait le cadavre, on ramassait le savon et la serviette éponge et on faisait couler l'eau de la douche, pour effacer les traces de sang. Quand vous aurez compris ce simulacre de la douche et du morceau de savon, vous comprendrez la mentalité S.S.

Mais ça n'a aucun intérêt de comprendre les S.S., il suffit de les exterminer.

J'étais debout sur la grande place d'appel déserte, c'était le mois d'avril, et je n'avais plus du tout envie que ces filles aux bas de soie bien tirés, aux jupes bleues bien plaqués sur des croupes appétissantes, viennent visiter mon camp... » (Le grand voyage, 1963)

Semprun finira par montrer l'empilement des cadavres sur la place derrière les baraques. On les entreposait là depuis que les fours crématoires s'étaient arrêtés de fonctionner, quelques jours avant que la majorité des bourreaux nazis ne quittent le camp devant la pression de l'avance alliée. Semprun raconte les survivants qui meurent d'avoir trop mangé avec leur organisme affaibli une fois le camp libéré par les Alliés. Il donne la main ainsi à un ancien de la guerre d'Espagne et du plateau des Glières, Morales, qui meurt "d'une dysentrie foudroyante provoquée par une nourriture redevenue trop riche" après avoir survécu à Auschwitz et à des mois de camp de concentration. 

Les fours crématoires, dont certains firent des jeux de mot douteux, par où partirent en fumée beaucoup d'amis de Semprun, dans le professeur Maurice Halbwachs, à qui Semprun avant l'instant de basculement dans la mort récita les vers de Baudelaire :

« O mort, vieux capitaine, il est temps,

levons l'ancre »

« Étrange odeur », a écrit Léon Blum.

Déporté en avriol 1943, avec Georges Mandel, Blum a vécu deux ans à Buchenwald. Mais il était enfermé en dehors de l'enceinte proprement dite du camp : au-delà de la barrière de barberés électrifiés, dans une villa du quartier des officiers S.S. Il n'en sortait jamais, personne n'y pénétrait que les soldats de garde. (…) C'est la rigueur de cette clôture qui explique son ignorance. Léon Blum ne savait même pas où il se trouvait, dans quelle région de l4allemagne il avait été déporté. Il a vécu deux ans dans une villa du quartier des casernes S.S. de Buchenwald en ignorant tout de l'existence du camp de concentration, si proche pourtant. « Le premier indice que nous en avons surpris, a t-il écrit au retour, est l'étrange odeur qui nous parvenait souvent le soir, par les fenêtres ouvertes, et qui nous obsédait la nuit tout entière quand le vent continuait à souffler dans la même direction : c'était l'odeur des fours crématoires. (…). Étrange odeur, en vérité, obsédante. »

- « Le crématoire s'est arrêté hier, leur dis-je. Plus jamais de fumée dans le paysage. Les oiseaux vont peut-être revenir !

Ils font la grimace, vaguement écœurés.

Mais ils ne peuvent pas vraiment comprendre. Ils ont saisi le sens des mots, probablement. Fumée : on sait ce que c'est, on croit savoir. Dans toutes les mémoires d'homme, il y a des cheminées qui fument. Rurales à l'occasion, domestiques, fumées des lieux-lares.

Cette fumée-ci, pourtant, ils ne savent pas. Et ils ne sauront jamais vraiment. Ni ceux-ci, ce jour-là. Ni tous les autres, depuis. Ils ne peuvent pas imaginer, quelles que soient leurs bonnes intentions.

Fumée toujours présente, en panaches, ou volutes, sur la cheminée trapue du crématoire de Buchenwald, aux abords de la baraque administrative du service du travail, l'Arbeitsstatistik, où j'avais travaillé cette dernière année.

Il me suffisait d'un peu pencher la tête, sans quitter mon poste de travail au fichier central, de regarder par l'une des fenêtres donnant sur la forêt. Le crématoire était là, massif, entouré d'une haute palissade, couronné de fumée.

Ou bien de flammes, la nuit.

Lorsque les escadrilles alliées s'avançaient vers le cœur de l'Allemagne pour des bombardements nocturnes, le commandement S.S demandait qu'on éteignît le four crématoire. Les flammes, en effet, dépassant de la cheminée, étaient un point de repère idéal pour les pilotes anglo-américains.

Krematorium, ausmachen ! Criait alors une voix brève, impatientée, dans le circuit des haut-parleurs.

« Crématoire, éteignez ! »

Nous dormions, la voix sourde de l'officier S.S. de service à la tour de contrôle nous réveillait. Ou plutôt elle faisait d'abord partie de notre sommeil, elle résonnait dans nos rêves, avant de nous réveiller. A Buchenwald, lors des courtes nuits où nos corps et nos âmes s'acharnaient à reprendre vie – obscurément, avec une espérance tenace et charnelle que démentait la raison, sitôt le jour revenu – ces deux mots, Krematorium, ausmachen ! qui éclataient longuement dans nos rêves, les remplissant d'échos, nous ramenaient aussitôt à la réalité de la mort. Nous arrachaient au rêve de la vie.

(…)

« S'en aller par la cheminée, partir en fumée » étaient des locutions habituelles dans le sabir de Buchenwald. Dans le sabir de tous les camps, les témoignages n'en manquent pas. On les employait sur tous les modes, tous les tons, y compris celui du sarcasme. Surtout, même entre nous, du moins. Les S.S et les contremaîtres civils, les Meister , les employaient toujours sur le ton de la menace ou de la prédiction funeste

Jorge Semprun, L'écriture ou la vie (1994)

Buchenwald, c'était aussi non loin des bourreaux Weimar, ses bois et ses douces collines, la maison de Goethe à deux pas de l'enfer et du mal radical, un lieu de sociabilité inouï dans les latrines où s'organisait la résistance du camp, les trafics, où l'on fumait à l'aise, un bordel et un groupe de jazz clandestin, le cinéma où les Allemands organisaient quelques projections à destination des déportés à base de films romantiques, une bibliothèque tenue par un communiste allemand sourcilleux sur le retour des livres, même après la libération du camp, où l'on trouve les livres de philosophie idéaliste allemande de Schelling et de Fichte. Ce sont les hauts-parleurs du camp d'où sort une chanson de Charles Trenet.   

« Il s'appelait donc Widerman, le jeune déporté français tellement doué, qui bouleversait ses camarades en leur chantant les succès de Charles Trenet.

Ménilmontant, mais oui, madame…

Un dimanche parmi les derniers dimanches de cet hiver-là, le dernier hiver, le plus rude hiver de toutes ces années-là, nous avons entendu la voix du jeune Français sur le circuit des haut-parleurs du camp. Sans doute, l'un des Lagerältester, des doyens de Buchenwald – poste le plus élevé dans la hiérarchie de l'administration interne des déportés – ou quelque vétéran communiste allemand, peut-être le kapo de l'Arbeit, Willi Seifert – il en était bien capable ! - avait dû convaincre l'officier SS, le Rapportführer , de laisser chanter Widerman, puisque tel était son nom.

Ce serait bon pour le moral des français, avait-il dû lui dire, d'entendre chanter dans leur langue, ça les changerait des sempiternelles chansonnettes allemandes de Zarh Leander ! Or ce qui était bon pour le moral était bon pour la productivité des déportés. (…) C'est probablement avec des arguments ou arguties de cette sorte, aussi spécieux, que le Lagerältester – peut-être Hans Eiden – avait réussi à persuader le Rapportführer de laisser Widerman chanter Ménilmontant sur le circuit des haut-parleurs. En tout cas, un dimanche, vers midi, alors que les déportés, par milliers, au garde-à-vous, se tenaient sur la place d'appel, soudain, l'un des derniers dimanches de ce terrible hiver, la voix du jeune Widerman avait éclaté : Ménilmontant, moi oui madame…

Une sorte de frémissement à peine perceptible, de halètement, de lourd sanglot de bonheur, a parcouru la foule des déportés. La plupart ne comprenaient pas la langue, certes : le sens exact des paroles leur échappait probablement. Mais c'était une chanson française : au rythme vif, entraînant, ça suffisait.

Aussi, soudain, pour ces milliers d'Européens, de toute origine – des russes, des polonais, des Tchèques, des Hongrois, des Espagnols, des Néérlandais, tous les Européens étaient là, en somme, il ne manquait que les Anglais, bien sûr, pour cause de liberté insulaire -, pour ces milliers de déportés, dans leur immense majorité combattant des maquis et des mouvements de résistance, la chanson de Trenet a soudain symbolisé la liberté : son passé de joie et de combats, son proche avenir victorieux ». (Jorge Semprun, Exercices de survie, 2012)

Plus qu'aucun autre, Semprun fait ressortir les éléments de sur-réalité ou d'irréalité d'un camp nazi. Peut-être à l'excès, comme quand il déclame des dizaines de poèmes à haute voix sur la place du camp ou à ses abords avec le lieutenant américain Rosenfeld, qui l'interroge sur le fonctionnement des S.S et l'administration du camp, car Semprun était affecté, grâce aux réseaux internationaux de la résistance communiste du camp, au bureau des entrées et sorties, ce qui lui permettait d'affecter par des inversions d'identité à des "bonnes places" des camarades prenant l'identité de prisonniers venant de mourir.

Semprun raconte aussi dans "L'écriture ou la vie" son difficile retour à la vie, à l'amour, sa volonté d'écrire et de faire oeuvre de ce vécu inouï et terrible, puis sa volonté d'oublier qui l'amènera à mettre presque quinze ans avant de commencer à raconter, la part de doute, de réinvention, de recomposition mémorielle dans la restitution de ce qui fut. 

Ses récits pleins de paradoxe, où la beauté côtoie l'horreur, et la poésie la brutalité, sont composés par des détours, des retours successifs, des sauts temporels, des cercles concentriques autour de l'événement, entre l'association d'idées, le libre jeu de la mémoire et l'art du conteur qui suggère en omettant et dissimule en disant. 

De 1945 à 1953, Semprun devient traducteur pour l'Unesco.

A partir de 1953, il coordonne les activités clandestines de résistance au régime de Franco au nom du Comité Central du Parti Communiste Espagnol en exil puis il entre au Comité Central et au bureau politique. De 1957 à 1962, il anime le travail clandestin du Parti Communiste dans l'Espagne de Franco sous le pseudonyme de Frederico Sanchez. En 1963, il publie "Le grand voyage". L'année suivante, il est écarté de la direction puis exclu du Parti Communiste par Santiago Carrillo en raison de divergences sur la ligne du parti. Il se consacre alors tout entier à son travail d'écrivain et de scénariste et en 1969, il reçoit le prix Fémina pour "La deuxième mort de Ramon Mercader" (l'assassin de Trotski), un livre d'espionnage à miroirs et à tiroirs où Semprun évoque aussi de manière détournée son rapport au communisme et son expérience de la vie clandestine. Dans "Exercices de survie", Semprun revient sur cette expérience de dirigeant clandestin du Parti Communiste espagnol avec un certain scepticisme, un jugement contrasté sur la portée effective des combats communistes et leur avenir. Son éloignement du communisme n'est pas non plus un reniement des idéaux humains, démocratiques du communisme et de la qualité de l'engagement des militants européens. Semprun restera attaché à un idéal démocratique de gauche jusqu'au terme de sa vie même s'il percevra le communisme comme un échec global et sans doute définitif. Après s'être rapproché du PSOE et de Felipe Gonzalez, il devient ministre de la culture du gouvernement espagnol de 1988 à 1991.  

 

 

     

   

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