S’offrir un média national, même croulant sous les dettes, revient à emprunter la voie rapide vers le champ du pouvoir. Comme le notent Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette dans leur enquête sur le parcours industriel de M. Niel au sein de l’industrie des télécoms, « depuis 2010 et le rachat du quotidien de référence Le Monde, ces politiques tenus en faible estime lui mangent dans la main. On lui prête suffisamment d’influence pour changer le cours d’une élection, et il peut désormais appeler chaque membre du gouvernement sur son portable en cas de besoin (4) ».
Ce tableau d’ensemble, estime Mauduit, « n’est pas sans rappeler les temps sombres de l’entre-deux-guerres, quand la plupart des grands journaux, propriété de l’une ou l’autre des “deux cents familles”, versaient dans la vénalité ou l’affairisme ». Est-il vraiment besoin de remonter aussi loin ?
La transformation des rapports entre la presse, le pouvoir, l’argent et les intellectuels dont Aude Lancelin subit les effets tardifs s’amorce dès les années 1980. Le Nouvel Observateur, que Bourdieu qualifiait de « Club Méditerranée de la culture », accompagne alors à grand bruit le tournant libéral des socialistes (5). Plus près de nous, Le Monde des années 1995-2005 rassemble déjà les ingrédients constitutifs de la presse d’industrie qui désormais scandalise Laurent Mauduit. Un trio indissociable composé d’Edwy Plenel, directeur de la rédaction et directeur adjoint de l’entreprise, d’Alain Minc, président du conseil de surveillance, et de Jean-Marie Colombani, directeur de la publication, préside alors aux destinées du quotidien vespéral. Ils changeront le journal en groupe de presse, feront entrer des industriels au capital, se rapprocheront de Lagardère (copropriétaire de sa filiale numérique Le Monde interactif), noueront un partenariat avec Bouygues.
Sur la chaîne LCI, filiale de TF1, Edwy Plenel, futur cofondateur de Mediapart, anime chaque semaine pendant une décennie « Le Monde des idées », une émission de promotion littéraire où défilent les « amis » du journal comme Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Pierre Rosanvallon (6). Pour parfaire la fusion de la finance et de l’information, le trio décide même en 2001 l’entrée en Bourse de la SA Le Monde, un projet finalement abandonné en raison de l’effondrement des marchés. Dans l’entreprise, un management plus que rugueux brise ou écarte les gêneurs. En septembre 2003, le journaliste Daniel Schneidermann est sèchement licencié pour avoir publiquement critiqué la manière dont le trio dirigeant a tenté de disqualifier Pierre Péan et Philippe Cohen, auteurs de La Face cachée du Monde (Fayard).
Si Mauduit propose au lecteur d’instructives plongées dans les débats sur la liberté de l’information au XIXe siècle, il reste discret sur ces épisodes contemporains. On peut le comprendre. L’utilité de Mediapart dans l’espace atrophié de la presse indépendante rend inconfortables la formulation autant que l’entendement de toute critique du rôle joué vingt ans plus tôt par les cofondateurs du site. Mais, comme l’a rappelé Frédéric Lordon, « avant Mediapart de gauche, il y a eu un Monde de droite. Et ils en ont été les chefs (7) ».
Quelle importance, objectera-t-on, que Mauduit ait dirigé les pages « Entreprises » d’un Monde qui lançait en fanfare son supplément « Argent » (mars 2001) après avoir appelé les dirigeants français à « suivre la voie économique américaine, caractérisée depuis des années par des réformes de structure, une baisse de la pression fiscale, des coupes claires dans les dépenses de l’État et un retour à l’excédent budgétaire » (éditorial, 5 décembre 1998) ? À quoi bon rappeler le boulevard ouvert par Edwy Plenel à Bernard-Henri Lévy pour rapporter d’Algérie, d’Afghanistan, de Colombie, etc., des reportages truffés d’erreurs, au grand dam des spécialistes du quotidien court-circuités par le grand homme ? C’est tout simplement que ce déplacement affecta l’ensemble de la presse.
Le Monde occupait alors une position centrale et structurante au sein du champ journalistique français. Qu’il glisse à droite, et le centre de gravité éditorial bougerait avec lui. Le paysage en ruine dépeint par Aude Lancelin et Laurent Mauduit résulte aussi de ce basculement.
« Le temps est venu de se révolter contre l’état de servitude dans lequel sont placés la presse et tous les grands médias d’information, radios et télévisions », écrit aujourd’hui le cofondateur de Mediapart. Il était temps que vînt le temps.