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22 mars 2016 2 22 /03 /mars /2016 12:11
Un major en Trégor de Jean-Jacques Carrère, un roman paru en mars 2016 qui revient sur la mort de l'abbé Perrot

Nul doute que ce roman a de quoi nous intéresser...

"Ce roman ne prétend pas être un livre d'histoire, ni même un roman historique puisque l'intrigue se déroule de nos jours, mais cette intrigue est conditionnée par le passé, et en particulier le passé du mouvement indépendantiste breton et sa collaboration active avec les nazis.

Ce n'est pas non plus un roman à thèse, et c'est pourquoi j'ai voulu lui donner un ton assez léger dans l'ensemble, mais j'ai pris grand plaisir à faire quelques rappels historiques dénonçant la réécriture de l'histoire éhontée à laquelle se livrent ces mouvements (en particulier la légende selon laquelle l'épuration aurait touché d'innocents militants seulement coupables de trop "aimer la Bretagne")"

( Jean-Jacques Carrère)

Jean-Jacques Carrère (Auteur) - Paru le 9 mars 2016 - Roman paru au Rouergue

Tréguier, capitale du Trégor, menait une vie paisible jusqu'au jour où le journal local a lancé une consultation publique sur les affaires criminelles non élucidées. Et qu'à la surprise générale l'affaire de l'assassinat de l'abbé Perrot, ou de son exécution par les maquisards si on préfère, est sortie de l'oubli, provoquant une cascade d'événements aussi tragiques qu'imprévisibles. Avec brio, Jean-Jacques Carrère nous emporte dans une affaire criminelle où, entre identitaires, travailleurs détachés, licenciés des abattoirs et bonnets rouges, les fils d'anciens collabos sont prêts à soumettre la Bretagne à la vente à la découpe. ..

La quatrième de couverture donne un aperçu:

http://www.lerouergue.com/catalogue/un-major-en-tregor

Voici un extrait du texte communiqué par l'auteur à lire en avant-première:

La honte

— Ça n’a pas l’air d’aller bien fort. Le temps ?

— Oui, c’est vrai, il n’est pas bien fameux le temps.

Le major, étonné, fixa son vis-à-vis. Il y avait bien longtemps qu’il n’était plus surpris par la proverbiale mauvaise foi des Bretons concernant le temps, leur habitude, plus ancrée encore que leurs bateaux, de vous jurer, sous des trombes d’eau, qu’il ne fait pas si mauvais que cela, ou qu’il y avait du soleil cinq minutes plus tôt, ou qu’il y en aura dans quelques instants. Aussi entendre un Breton authentique se résigner à reconnaître que le temps n’était pas fameux était forcément le signe d’un problème.

Le major, sous l’abri, s’assit confortablement. Il voyait bien que l’autre n’avait pas envie de discuter, qu’il fixait d’un œil éteint sa pipe, éteinte elle aussi, qu’il tenait à la main.

. Mais il l’aimait bien, le marin, vrai ou faux, et il se disait que c’était justement le moment de lui parler, justement parce qu’il n’en avait pas envie. Parce que ce gars-là, c’était un causeur, et qu’un causeur qui ne veut pas causer, c’est qu’il n’est pas bien, et qu’il serait mieux s’il parlait.

Et puis le major n’était pas pressé : il devait aller, sur les instances répétées de Nicole Mourdade, se faire couper les cheveux à Lannion, et il lui répugnait assez de faire des infidélités à son coiffeur pour hommes familier, à Perpignan, un petit salon à l’ancienne où les discussions allaient grand train. Aussi avait-il pris le temps de passer d’abord voir son interlocuteur habituel, pour une petite causette. Et il n’allait pas repartir comme cela, en laissant l’autre ruminer des pensées aussi moroses que le temps.

— Quelque chose vous tracasse ?

La question était un peu directe, mais l’autre ne se fit pas prier :

— Oui, c’est mon neveu qui n’a pas le moral.

— Celui que je connais, celui qui m’a parlé de Têtenfer, celui de l’abattoir ? Vous savez qu’il est hors course, hein, Têtenfer, et mal parti encore !

— Je sais, mais on l’a remplacé, le Têtenfer, c’est cela l’histoire. Et l’abattoir aussi. Vous n’avez pas regardé la télé, lu les journaux, hier ou ce matin ?

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Le Lay ferme l’abattoir de Rozpez, l’ancien abattoir des Mahé.

Le major n’était pas un spécialiste des avatars de la filière bovine (ni porcine, d’ailleurs), mais il ne put s’empêcher de marquer son étonnement :

— J’avais cru comprendre qu’il le rachetait pour le sauver, au contraire.

— C’est ce qu’il avait dit, mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Alors les gars de là-bas sont venus bloquer la ville de la viande, et ils se sont un peu frittés avec les ouvriers d’ici.

— C’est moche ! compatit le major, et votre neveu y était ?

— Le moyen de faire autrement ? C’est pour cela qu’il n’avait pas le moral ; il est venu m’en parler, il ne pouvait pas se sortir ça de la tête.

— Et depuis c’est votre tour, hein ? Et si vous m’en parliez à moi ? Ça vous soulagerait sûrement.

— Pas sûr, mais après tout… Mais je vais vous le dire en vrac, hein, comme il me l’a raconté, sans fioritures.

Il savait bien que son boulot n’était pas très propre ; c’est même pour cela qu’on utilisait sans arrêt le jet d’eau. Il avait l’habitude de patauger dans le sang, et même dans la pisse, et dans la merde aussi, parce que la vache, hein, quand on l’égorge, elle se lâche de partout. Oui, il avait l’habitude de patauger dans tout ça, mais la honte, c’est autre chose. Ça ne se nettoie pas la honte, ça vous colle dessus. Et c’était ce dont il se souvenait quand il repensait à cette matinée, à toute cette honte dans laquelle ils avaient tous pataugé.

Parce qu’à part ce salaud de Guyomard, tout le monde avait honte.

Guyomard, précisait le « marin » à l’usage de son interlocuteur, c’est le cousin de Têtenfer, et il ne vaut guère mieux que lui ; ça doit être de famille ! Puis, reprenant les paroles de son neveu :

« Les autres, les gars de l’abattoir de Rozpez, celui que le viandard avait racheté et qu’il avait décidé de fermer, ils avaient honte de venir nous emmerder. Ils savaient bien que ça ne règlerait pas leur truc, venir bloquer les camions, les empêcher d’entrer ou de sortir, arrêter notre production. Ils le savaient, mais ils le faisaient quand même, comme le type qui se noie, et qui noie son voisin en s’accrochant à lui. Au mieux, ils pouvaient espérer gratter un peu plus en prime de licenciement, et ils avaient honte d’être obligés de faire ça pour quelques ronds, de venir comme le pauvre qui mendie son pain et qui s’accroche au gars à peine un peu plus riche que lui.

« Et puis il y avait nous. Nous, c’est-à-dire les ouvriers et les employés de la ville de la viande, et Guyomard devant, déguisé en travailleur, avec une blouse blanche comme nous autres. On le reconnaissait quand même de loin. Pas plus grand que les autres, mais plus décidé, plus méchant. Avec son air de dur, bousculant les autres, les provoquant, cherchant un prétexte pour aligner un coup de poing ou un coup de boule. Mais ceux de Rozpez reculaient doucement, en essayant de ne pas tomber dans le piège, avec tous ces journalistes, toutes ces caméras, qui auraient été trop contents de montrer ça, une bagarre générale entre ouvriers.

Parmi nous, les seuls qui n’avaient pas honte, c’étaient Guyomard et les Polonais. Guyomard, bien sûr, il était dans son élément, le salaud, ça l’aurait amusé plutôt, de montrer sa force. Les Polonais, c’était autre chose : ils n’y comprenaient rien. Et peut-être aussi qu’ils n’en avaient rien à faire, de ces histoires entre Français. Tout ce qu’ils voyaient, c’est qu’on les privait de leur boulot, et le boulot, c’est pour cela qu’ils étaient venus de si loin, en laissant leurs familles, pour gagner quatre sous, alors… Alors eux, ça les gênait moins, de venir faire dégager ceux qui nous bloquaient, mais ils y allaient mollo, parce qu’ils n’étaient pas sûrs de tout piger. Et puis il y avait nous, les ouvriers français, et nous on avait honte. Et pas moyen de se laisser glisser, en douce, vers l’arrière : les contremaîtres, ceux qui étaient venus nous chercher dans l’usine, bouclaient le groupe.

« Oui, on avait honte. Et on avait peur aussi, parce que même les plus cons comprenaient qu’après un coup comme ça, si un jour c’était notre tour, personne ne lèverait le petit doigt, et que ce serait justice.

« Et même les gendarmes – ou les CRS, j’ai jamais rien compris à la différence – même eux, j’en ai vu qui avaient honte. Il y en avait un qui disait « dégagez les gars, déconnez pas, pas de bagarre devant les journalistes », et puis finalement il s’est écarté avant d’être pris en sandwich, mais j’ai bien vu qu’il avait honte, qu’il avait honte pour nous.

« J’ai pas voulu regarder la télé le soir, j’étais sûr que toute cette honte allait se voir de partout, en train de couler sur nous, de dégouliner des écrans, j’en étais malade. »

— Voilà, avait conclu le nouvel ami du major, voilà ce qu’il m’a dit, et c’est pour cela qu’il en avait gros sur le cœur.

— Et vous aussi… compatit le major en hochant la tête d’un air compréhensif.

— Un peu moins maintenant, c’est vrai que ça m’a fait du bien de vous en parler ; n’empêche que c’est moche cette histoire, très moche, et ça va laisser des traces, avait conclu le faux marin en rallumant pensivement sa bouffarde, pendant que son interlocuteur quittait le banc pour rejoindre sa voiture, direction Lannion et le salon de coiffure que son épouse lui avait indiqué.

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