L’HUMANITE
Lundi 14 Mars 2016
Avant la France, d'autres pays européens ont réformé pour le pire leur droit du travail. Des exemples sur lesquels s'appuie le duo Medef-gouvernement. Mais, que ce soit en Allemagne il y a dix ans, en Espagne il y a quatre ans, ou en Italie plus récemment, le résultat de ces réformes, en dépit d'une amélioration toute conjoncturelle du chômage, est similaire : plus de précarité et moins de droits pour les travailleurs.
À en croire le Medef et ses amis du gouvernement, tous les maux de l'économie française seraient à mettre sur le dos de travailleurs nantis et du droit qui les protège. Alors, pour prouver que l'on a raison, quoi de mieux que de brandir les réformes faites chez le voisin même si l'échec y est évident ? Les lois Hartz mises en place il y a dix ans en Allemagne ont réduit les protections sociales et favorisé la dérégulation du marché du travail avec pour seul résultat des situations de précarité inédites outre-Rhin: aujourd'hui près de 40 % des salariés sont tributaires de petits boulots à temps partiel, ou en intérim, payés en moyenne 400 euros par mois. Même chose en Espagne. En 2012, en pleine crise, Madrid est sommée par Bruxelles de couper dans les dépenses publiques et de garantir la liberté de licenciement à moindre coût. Le résultat est dramatique : en 2015, 22,5 % des actifs sont privés d'emploi, avec un taux de chômage de 46 % chez les jeunes de moins de 25 ans et au moins 700 000 Espagnols partis chercher du travail hors d'Espagne. Facile, dans les deux cas de figure, de faire baisser le taux de chômage. Quant au « Jobs Act » adopté en Italie il y a un an, ce n'est qu'un écran de fumée renforçant les précarités déjà existantes. Ce dont François Hollande et le Medef ne semblent avoir cure, tant le marketing du chiffre du taux de chômage prédomine sur la réalité de citoyens abusés et désabusés.
ALLEMAGNE UNE DOUBLE INTOX
Une fois encore le « modèle allemand » est brandi comme référence majeure par le ministre de l'Économie, Emmanuel Macron, ou le leader du Medef, Pierre Gattaz. La France aurait une série de réformes de retard. Et la preuve par l'Allemagne serait imparable : les bouleversements structurels impulsés il y a plus de dix ans par le chancelier Schröder lui permettraient d'afficher une croissance bien plus forte et un taux de chômage réduit à 5 % de la population active.
Si l'on veut simplement se donner la peine de regarder la réalité de plus près, la démonstration se révèle pour ce qu'elle est : une manipulation. D'abord pour des raisons strictement arithmétiques. Si le nombre de chômeurs enregistrés par les offices pour l'emploi a effectivement reculé outre-Rhin, le phénomène est d'abord imputable à l'aiguisement de la crise démographique qui frappe le pays depuis plus de deux décennies. Il y a tout simplement beaucoup moins de jeunes à entrer sur le marché du travail. Quant à la croissance, qui est le facteur déterminant en matière de création d'emplois, elle est bien trop molle pour avoir joué un rôle significatif. Elle s'établit à 0,8 % en moyenne sur les sept dernières années (contre 0,5 % pour la France). Sur le fond, l'intox de l'opération de l'exécutif français et du Medef est plus flagrante encore. Car les réformes antisociales ne dopent pas l'économie germanique, elles la plombent. Les quatre lois Hartz, dont la première fut dévouée à réduire « les protections contre le licenciement » et les autres à une dérégulation sauvage du marché du travail (diminution des droits et de la durée d'indemnisation des chômeurs), ont bouleversé la société allemande en y faisant surgir un très large volant de précaires. Aujourd'hui, selon une étude de la fondation Hans-Böckler, proche des syndicats, près de 40 % des salariés allemands sont tributaires d'un emploi atypique (petits boulots à 400 euros, temps partiels, intérim, jobs uberisés, etc.). Résultat : des fractures terribles apparaissent au sein d'une société qui est devenue l'une des plus inégalitaires d'Europe. Les salariés des couches sociales inférieures, et singulièrement les plus jeunes, éprouvent les pires difficultés à s'extirper des routines paralysantes de la précarité pour accéder à un véritable emploi. Dans une enquête consacrée au phénomène, le magazine der Spiegel alertait : la société renoue avec les barrières des « ordres » d'un autre âge (« Ständestaat »), quand on a la malchance d'être né au sein de la communauté du bas de l'échelle sociale ou que l'on a glissé vers elle « il n'est plus possible d'en sortir ».
~~Outre que ce délitement de la cohésion sociale alimente une ambiance lourde dans le pays, nourrissant les angoisses de déclassement si propices à la xénophobie, il est aussi très contre-productif pour l'économie. L'exclusion sociale à grande échelle aggrave en effet les goulots d'étranglement « démographiques » évoqués plus haut. Résultat : certaines entreprises peinent à recruter aujourd'hui la main-d'œuvre qualifiée dont elles ont besoin. Au point que des marchés leur échappent, selon plusieurs études officielles.
En jetant une large partie de la population dans la précarité, les réformes ne stimulent pas l'économie allemande. Elles la fragilisent. En fait les réformes structurelles de Gerhard Schröder, puis d'Angela Merkel, ont dopé d'abord la rentabilité financière des groupes. Et c'est bien cela qui alimente les rêves les plus fous de Pierre Gattaz quand il déplore que les marges des entreprises françaises soient à 29 % « alors qu'elles sont à 41 % en Allemagne ».
BRUNO ODENT
ESPAGNE UN DÉCRET POURRI AU SERVICE D'UNE PRÉCARITÉ ACCRUE
« Injuste pour les travailleurs, inefficace pour l'économie, inutile pour l'emploi. » C'est ainsi que les syndicats espagnols ont dénoncé, en 2012, le « decratazo » (décret pourri) du président du gouvernement de l'époque, Mariano Rajoy. Face à deux grèves générales, le chef de file de la droite fait alors valoir que sa réforme du marché du travail est indispensable à la relance de l'économie. En pleine crise, Madrid est sommée par Bruxelles de charcuter dans les dépenses publiques mais également de garantir la liberté de licenciement à moindre coût.
Tout d'abord, l'indemnisation d'un salarié en contrat à durée indéterminée (CDI) a été réduite à 33 jours par année travaillée dans l'entreprise, contre 45 auparavant et limitée à deux ans contre trois ans et demi précédemment. Le salarié licencié n'a désormais plus droit qu'à vingt jours d'indemnisation par année travaillée et l'allocation est plafonnée à un an, indépendamment de l'ancienneté. Au nom de la « flexibilité », la réforme a institutionnalisé la « mobilité » du salarié tant en matière d'horaires que de fonction ou encore de salaire. Au motif d'une baisse de leurs revenus « durant trois trimestres consécutifs », ce qui est plutôt courant en période de récession comme l'a subie l'Espagne, les entreprises ont pu avoir recours plus facilement au licenciement économique. Comme si ce cadeau au patronat ne suffisait pas, l'exécutif du Parti populaire a ainsi autorisé les entreprises en perte de vitesse économique durant six mois à ne plus appliquer les conventions collectives au profit de conventions internes. Enfin, prétextant la lutte contre le chômage des jeunes, qui était alors de 48 % chez les 18-25 ans, Rajoy a offert une batterie d'incitations financières et de déductions fiscales aux entreprises de moins de 50 salariés afin qu'elles embauchent des jeunes de moins de 30 ans et des chômeurs de longue durée mais avec un CDI différencié. Pour quels résultats ? L'exécutif a fragilisé davantage un marché du travail espagnol pourtant déjà sinistré. En 2015, 22,5 % des actifs étaient privés d'emploi. Le taux de chômage est de 46 % chez les jeunes de moins de 25 ans. Pour rappel : en octobre 2012, on recensait plus de 300 000 licenciements en un an, soit une hausse de 53 % par rapport à l'année antérieure. Dans les comptes du chômage présentés en janvier 2014, le gouvernement de Mariano Rajoy a fait valoir une diminution de 1 %, soit de 27,2 % au premier trimestre à 26,03 % au quatrième trimestre. Mais il a toujours bien pris soin de ne pas parler de la chute de la population active. Entre janvier et décembre 2013 en effet, 267 200 personnes sont « sorties » du « circuit » officiel, dont 74 300 au dernier trimestre, faute d'offres d'emplois stables. Le pays a également connu un renversement des flux migratoires. Attractif lors du boom économique dopé par la spéculation immobilière, il est repassé à l'heure de l'émigration, des milliers de personnes dont de nombreux jeunes diplômés étant contraints de prendre le chemin de l'exil. Selon plusieurs études, quelque 700 000 personnes auraient ainsi quitté le pays depuis le début de la crise, en 2008.
CATHY CEÏBE
ITALIE LES FAUX CHIFFRES DU SÉMILLANT RENZI
L'avertissement vient de l'autre côté des Alpes. « Ne nous copiez pas. Parce que notre réforme du marché du travail fait du mal au travail et ne donne pas de résultats », alerte Corrado Barachetti, coordinateur national au marché du travail de la Confédération générale italienne du travail. Il faut dire que le « Jobs Act », réforme du marché du travail à l'anglo-saxonne adoptée sous la houlette de Matteo Renzi, président du Conseil, il y a un an, est un écran de fumée. « Il n'a fait que stabiliser les précarités », dénonce le syndicaliste.
Le premier pilier du plan de Renzi est censé être la diminution du nombre de contrats précaires. On en compte des dizaines de types différents dans la Péninsule. « En fait uniquement deux types de contrats ont été supprimés. Tous les autres sont restés en vigueur », précise Corrado Barachetti. Deux tiers des contrats souscrits l'an dernier restent à durée déterminée. Il est désormais possible de cumuler six contrats successifs de ce type, pour une durée de 36 mois...
Le deuxième axe du Jobs Act est la substitution du contrat à durée indéterminée par un contrat à protection croissante. Auparavant, grâce à l'article 18 du statut des travailleurs, obtenu de haute lutte en 1970, un salarié licencié sans juste cause était réintégré. Désormais, il sera indemnisé. Le gouvernement italien vante le boom des contrats à protection croissante. Plus de 400 000 ont été souscrits l'an dernier, même si, pour l'immense majorité d'entre eux, il s'agit de titularisation d'anciens contrats précaires, sans effet donc sur le taux de chômage. Des emplois stables, fait valoir Matteo Renzi. En réalité, ils ne sont pas si stables que cela. Le patronat peut maintenant virer ces salariés « sans juste cause », avec le seul risque de devoir débourser deux mois de salaire par année d'ancienneté. Or ces emplois ont surtout été souscrits grâce aux 27 000 euros d'aide d'État sur trois ans. Un véritable effet d'aubaine.
« À supposer qu'un ouvrier soit payé 1 500 euros par mois, une année d'ancienneté doit être indemnisée 3 000 euros. Si une entreprise licencie avant neuf ans, cela ne lui coûte rien », calcule Corrado Barachetti.
« Il n'existe aucune corrélation statistique entre la baisse du chômage et le Jobs Act, explique Emiliano Brancaccio, professeur d'économie politique à l'université du Sannio de Benevento. Cette diminution est surtout due aux avantages fiscaux accordés aux entreprises par le budget 2015. » Quand ces cadeaux au patronat n'auront plus cours, dans trois ans, on pourra réellement juger des effets du Jobs Act. « Seuls un cinquième des contrats signés entre janvier et juillet 2015 l'ont été avec ce contrat à protection croissante, mais avec un salaire de 1,4 % inférieur aux anciens contrats à durée indéterminée souscrits l'an dernier », ajoute Brancaccio. « La recherche économique n'a jamais fait le lien entre baisse du chômage et réforme du marché du travail, avance l'économiste. En revanche, il a été montré que ce type de réformes a un effet sur le pouvoir de négociation des salariés », relève-t-il. En fait, si le chômage a baissé, c'est dans le cadre d'une reprise de l'activité en Europe. « Et encore, elle a été moindre en Italie qu'ailleurs », dévoile Brancaccio. Le produit intérieur brut italien a crû de 1 % l'an dernier selon Eurostat, contre 1,6 % pour la zone euro. Le nombre de chômeurs, s'il a diminué de 254 000 en 2015, reste très élevé. 2,9 millions de personnes sont privées d'emploi en Italie. Bien plus qu'avant la crise en 2007.
GAËL DE SANTIS