L’HUMANITE – Mardi 1er mars
Réguler les prix et les productions, refuser la course à l'agrandissement industriel en Europe, sortir l'agriculture des griffes de l'OMC, renouer avec la qualité et augmenter les revenus paysans... voilà quelques mesures qui permettraient réellement de sortir de la crise. Notre décryptage.
«Accueil tendu, mais sans violence... » Les commentaires qui ont accompagné la visite de Manuel Valls, hier matin, au Salon de l'agriculture, laissent apparaître l'ampleur de la crise qui frappe les filières de l'élevage français, prises dans une spirale généralisée de chute des prix de leurs productions sur le marché. Les quelques jurons qui ont fusé au passage du premier ministre dans les allées, échos feutrés de ceux qui se sont déversés sur le président de la République samedi dernier, laissent, eux, entendre le fossé qui s'est creusé entre les producteurs et les représentants de l'État, accusés de démissionner face à l'Europe. Le cri de « Vous êtes les pantins de l'Europe ! » résume beaucoup de ceux entendus depuis le début du week-end.
La crise de l'agriculture est celle du libéralisme
Manuel Valls, qui recevait la semaine dernière Phil Hogan, commissaire européen à l'Agriculture en visite à Paris, aura pourtant fait montre de fermeté. « La Commission européenne doit prendre ses responsabilités, a martelé le premier ministre. Elle doit jouer de son pouvoir d'initiative et faire des annonces fortes, prendre des décisions, ne pas perdre de temps. » Et puis quoi ? Rien.
1. RÉGULER... OU PAS ?
« La crise que l'on traverse est celle du libéralisme, qui, depuis 1992, a progressivement dérégulé l'ensemble des productions européennes », relève Alain Gaignerot, directeur du Modef (confédération syndicale des exploitants familiaux). « Les seules solutions capables de nous en sortir sont celles qui casseront avec cette logique. » Tout le monde aujourd'hui est bien obligé de l'admettre : en matière de dérégulation, l'Europe est allée beaucoup trop loin. La FNSEA, partisane d'une agriculture libéralisée, en est elle-même à réfléchir à une régulation des volumes de lait ou de porc, lesquels dépassent largement la demande et font s'écrouler les prix payés aux agriculteurs. « L'expression selon laquelle le marché se régulera de lui même ne suffit plus », relevait, la semaine dernière, Xavier Beulin, président du syndicat majoritaire.
Jusqu'à l'Irlandais Phil Hogan, commissaire européen à l'Agriculture et farouche libéral, qui admet que les dégâts sont sérieux.
Côté français, Stéphane Le Foll lui adressait, le 15 février dernier, un mémorandum demandant un relèvement temporaire des prix d'intervention sur le lait ¬ autrement dit, ceux auxquels l'Europe rachète la poudre de lait et le beurre en surplus, pour les stocker le temps de retrouver un équilibre entre offre et demande. Le ministre de l'Agriculture français plaide également pour une rétribution des producteurs qui feront des efforts pour réduire leurs volumes. « Nous le soutenons », pointe Laurent Pinatel, de la Confédération paysanne, laquelle revendique ce type d'intervention. Reste à savoir si Manuel Valls en fait autant.
« Le premier ministre ne nous a rien répondu quand nous lui avons posé la question », souligne Laurent Pinatel. Reste aussi que ce mémorandum ne se suffit pas à lui-même. « Nous demandons un système qui permette de limiter les volumes produits en Europe chaque fois que les prix menacent de baisser », reprend le porte-parole de la Confédération paysanne. Maîtriser les volumes ? C'est également le b.a.-ba, juge le Modef. « Que ce soit par un retour aux systèmes de quotas, ou de quantum (prix garantis jusqu'à un certain niveau de volumes de production ¬ NDLR), la maîtrise du prix payé au producteur passe par celle des volumes », conclut Alain Gaignerot.
2. COMPATIBLE AVEC L'AGRICULTURE MONDIALISÉE ?
« On a des batailles à gagner sur l'export, en Europe ou dans le cadre d'accords de libre échange avec le Canada ou les États-Unis », lançait, toujours la semaine dernière, Xavier Beulin. très compétitif sur le marché international : c'est là l'un des nœuds du problème, quand les règles y sont dictées par celles du commerce.
« L'agriculture n'est pas adaptée au marché, elle ne fonctionne pas sur la même temporalité », relève Alain Gaignerot. « Il ne s'agit pas uniquement de relocaliser les productions, mais de se fixer d'autres règles que celles de l'OMC. » Imposer des barrières tarifaires permettant de n'importer que ce dont les pays ¬ tous autant qu'ils sont ¬ ont besoin; imposer un prix rémunérateur sur l'offre correspondant à la demande intérieure ; placer l'agriculture sous l'égide de la FAO, par exemple, ou revoir les priorités de productions nationales: autant d'outil mis en avant pour garantir la souveraineté alimentaire des peuples.
Le hic demeure qu'ils impliquent de remettre en cause plusieurs accords de libre-échange ou traités, tels que celui de Lisbonne. « Mais il va bien falloir avoir le courage d'enfreindre ces lois, insiste Alain Gaignerot. Sans quoi on ne pourra rien faire: la preuve par Hollande. »
. REGROUPER LES EXPLOITATIONS, QUELS BÉNÉFICES ?
S'il faut parler compétitivité, certains plaident pour se plier aux règles qu'elle impose. Face à la concurrence allemande ou néerlandaise, deux pays où le nombre de bêtes par élevage se chiffre facilement par centaines quand ce n'est pas par milliers, la FNSEA estime que les élevages français devraient suivre le même chemin. La taille moyenne d'une exploitation laitière est de 52 vaches. L'idée est de multiplier les fermes de 300 ou 500 vaches, en favorisant le regroupement des infrastructures existantes, afin de faciliter les économies d'échelle. En France, deux modèles de regroupement existent. Celui, purement industriel, de la fameuse ferme des 1000 vaches, en Picardie, gérée par l'entrepreneur en bâtiment Michel Ramery. Ou celui dont les capitaux proviennent essentiellement des agriculteurs eux-mêmes ¬ c'est le cas de la ferme dite des 1000 broutards, sur le plateau de Millevaches, dans le Limousin, dans laquelle quatre ateliers d'engraissement de jeunes bovins ont été regroupés.
« Le risque est grand de basculer complètement dans le modèle industriel, à l'opposé de systèmes autonomes favorisant la vitalité des territoires », relève Laurent Pinatel, qui juge, en revanche, le bénéfice bien incertain. « Ce type de modèle nous maintient dans le créneau du produit de base. Or l'Allemagne sera toujours meilleure que nous sur ce point. Nous avons meilleur compte de travailler sur l'expression de nos terroirs et le créneau de la qualité, laquelle nous ramènera également la confiance du consommateur. »
« Il est faux de dire que regrouper les élevages sera plus compétitif », estime quant à lui Raphaël Pouleur, éleveur laitier en Maine-et-Loire et membre de l'Association des producteurs de lait indépendants (Apli). « Rassembler quatre ou cinq élevages implique de nouveaux investissements, dans les bâtiments ou les salles de traite. Cela se chiffre en millions d'euros. Avec un lait vendu à bas coup sur le marché, cela devient impossible à rembourser et sûrement pas rentable. »
4. CHARGES TROP HAUTES VS REVENUS TROP BAS ?
Au milieu de tout cela, la mesure prise par le gouvernement, il y a deux semaines, de baisser de 7 points les cotisations sociales des exploitants agricoles apparaît cosmétique, voire comme une manière de détourner l'attention, notent beaucoup.
Philosophiquement, la baisse des cotisations MSA (la caisse maladie agricole) met en péril tout le système de protection santé agricole, note Alain Gaignerot. Et dans les faits, elle sert peu. « Pour qui paye 5000 euros de charges à l'année, ces 7 points en moins n'équivaudront qu'à une réduction de 350 euros. » Adossés au revenu des paysans, « ils ne serviront à rien à tous ceux qui n'arrivent de toute façon plus à en sortir », souligne pour sa part Raphaël Pouleur.
Quant à s'aligner sur les pays où la protection sociale est privée ou n'existe plus, ce n'est clairement pas une solution viable, estime encore Alain Gaignerot : « Quand on aura fait cela, on nous demandera de baisser les salaires, et après quoi ? L'esclavage ? Nos salariés sont aussi nos consommateurs : utiliser l'outil libéral pour sortir de la crise libérale, c'est un cercle vicieux. » In fine, concluent-ils tous les deux, le fond du problème est le même que pour la limitation des normes environnementales, vilipendées par nombre d'agriculteurs qui ne parviennent plus à les payer : ce ne sont pas les charges qui sont trop élevées, mais les revenus agricoles qui sont trop bas.