Préface au livre de Patrice Cohen-Séat: Peuple! Les luttes de classes au XXIe siècle
1-
Le monde est "Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur", écrivait Arthur Rimbaud (Qu'est-ce que pour nous mon cœur? 1872). Paradoxalement, la France, l'Europe, l'Amérique, semblent vivre dans un îlot de paix garanti par leurs opérations extérieures (les attentats du 13 novembre 2015 ne sont, hélas, qu'une des conséquences de ces actions extérieures). Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d'Arabie n'enjoignait-il pas les grandes puissances à multiplier les conflits secondaires pour éviter le conflit central?
Restons en France.
Son exemple vaut pour tous les autres pays occidentaux.
L'absence de guerre sur le territoire français n'est qu'une illusion, un faux-semblant exalté pour nous égarer. L'oligarchie politico-financière à la tête de l'Etat mène une guerre où l'adversaire n'est pas l'autre, la puissance étrangère, mais le citoyen salarié, cet "ennemi payé" selon Kafka. Cette guerre contre la classe ouvrière - la "working class" des Anglais - n'est pas une guerre déclarée avec déploiement de troupes, de tanks, d'aviation de combat mais une guerre secrète menée sous l'impulsion de petits groupes de droite comme de gauche (la distinction perd ici tout sens) gagnés aux thèses néo-libérales les plus extrêmes. Cette guerre sociale dévaste la société par la promotion d'un chômage de masse, d'une pauvreté endémique, l'élimination de l'égalité au profit de la charité, l'oubli de l'exploitation au profit de l'exclusion, l'anéantissement de toutes les lois de protection des salariés, du code du travail, de la justice prud'homale, la ruine des services publics au nom du dieu Profit, ce dieu unique auquel tout doit être sacrifié pour le bonheur d'un très petit nombre contre la multitude. En son temps déjà, Jonathan Swift relevait dans Les voyages de Gulliver: "Le riche profite du travail du pauvre et il y a mille pauvres pour un riche. La masse de notre peuple est forcée de vivre dans la misère, travaillant tous les jours pour un pauvre salaire, et permettant à quelques-uns de regorger de tout (Voyage chez les Houyhnhms).
La balkanisation sociale, professionnelle, culturelle, ethnique, religieuse, le démembrement de l'Etat-Providence, la napalmisation médiatique de toutes les idées progressistes, l'ultra-libéralisme déifié sont les effets les plus visibles de cette "stratégie du choc" si bien décrite par Naomi Klein. Cette désorganisation générale est pensée, voulue, exécutée par le gouvernement aux ordres du patronat et soutenue par les medias domestiques. C'est une tornade de lois, de décrets, de réformes qui ravage la société, la fragmente et fait apparaître le pays tout entier comme un immense verre brisé, un champ de ruines. Nous avançons désormais dans un tourbillon de marnes, de vases, de sédiments comme les noctambules, les mains tendues à la recherche d'un espoir disparu sous les nuées. Et dans cette tourmente dont l'obscurité nous cerne, beaucoup perdent tout repère politique et s'offrent à la première main qui se tend, fut-celle de l'extrême droite.
C'est dire s'ils se noient, s'ils perdent la tête.
Nous sommes dans un entre-deux, dans une époque intermédiaire, un nouveau Moyen Age, ou au creux de la vague, si l'on préfère les métaphores maritimes. Peut-être dans un entre-deux guerres, l'une manifeste, l'autre larvée, toutes les deux meurtrières.
Qu'émergera de ces ténèbres fangeuses?
Une Renaissance (une révolution) ou une Apocalypse (une dictature politico-financière)?
Bien audacieux qui se risquerait à le dire aujourd'hui?
2-
Combien de Unes hebdomadaires ont-elles annoncé la fin de l'histoire, la fin des paysans, la fin de la lutte des classes, la fin des ouvriers, la fin de l'Europe, la fin de l'Occident, la fin des intellectuels, la fin du capitalisme, la fin, la fin, la fin... Comme si proclamer la Fin, la scander, l'affirmer permettait à la fois de l'appeler de ses vœux et d'exorciser la peur que cette idée provoque.
Mais tenons cela pour dit: la Fin est proche.
Dès lors, nous vivons dans un temps paradoxal où à la fois le culte de la vitesse est absolu (l'informatique, l'information, les transports, le travail, la vie, tout doit aller toujours plus vite) et en même temps l'attente d'une fin est prodigieuse. Il y a apparemment une contradiction entre cette "attente" et cette "vitesse" mais la contradiction n'est qu'apparente puisque cohabitent dans le même corps social l'appel mortifère à la fin et le désir manifeste de s'y précipiter.
A nouveau, les deux grandes tendances qui travaillent souterrainement l'humanité depuis la nuit des temps resurgissent et s'opposent en pleine lumière: l'apocalyptique et le millénarisme. Pour certains - les apocalypticiens - cette conviction de connaître de son vivant la Fin des temps (conviction qui animait aussi bien les premiers chrétiens que les premiers musulmans), c'est l'espoir d'un anéantissement et d'une résurrection dans la gloire de Mammon, le dieu de l'argent, leur dieu. En termes politiques, c'est l'attente que le capitalisme triomphe en tant qu'ultime stade de l'organisation humaine, son indépassable horizon où le marché et la démocratie se confondent; où la quête perpétuelle du profit s'apparente au sacrifice expiatoire que la divinité financière réclame quotidiennement.
Pour d'autres - les millénaristes- cette Fin est un commencement, une espérance. Leurs luttes doivent en favoriser le passage vers un renouvellement, une régénérescence de la société pour mille ans; c'est l'espoir révolutionnaire de remettre en marche le train du peuple paralysé par la peur; de renverser le capitalisme et de transformer le monde, selon l'injonction de Marx.
3-
Révolution ou Apocalypse?
Dans un cas comme dans l'autre, de l'alpha à l'omega de ces questionnements, il y a la guerre.
Déjà dans Querela pacis, Erasme de Rotterdam écrivait en 1515: "Le comble de l'infamie, c'est qu'il y a des princes, sentant leur autorité faiblir par une paix trop longue et l'union de leurs sujets, qui s'entendent en secret, de façon diabolique, avec d'autres princes qui, lorsque le prétexte est trouvé, provoquent la guerre afin de tout diviser par la discorde de ceux qui vivaient étroitement unis et de dépouiller le malheureux peuple, grâce à cette autorité sans fin que donne la guerre". Les princes d'aujourd'hui ne sont pas différents de ceux du XVIe siècle. Eux aussi "s'entendent en secret"; eux aussi divisent tout "par la discorde"; eux aussi dépouillent "le malheureux peuple"; eux aussi s'appuient sur "cette autorité sans fin que donne la guerre".
La guerre: il y a celle de l'histoire, celle de 1939-1945 après laquelle de nombreux détenteurs de capitaux en France, en Europe, aux Etats-Unis, furent obligés - pour un temps- de faire profil bas pour avoir activement collaboré avec l'Allemagne nazie. Tandis que se mettait en place ce qu'on appellera l'Etat-Providence, les capitalistes allaient se refaire une virginité et préparer leur revanche. On peut fixer le point de départ de cette reconquête en 1947, lorsque Frédérich Hayek publie La Route de la servitude, manifeste anti-communiste qui sera un grand succès de librairie. La pensée d'Hayek qui toujours "préférera une dictature qui soutient le marché qu'une démocratie qui le récuse" mise sur orbite mondiale par le trio Thatcher - Reagan - Blair est aujourd'hui devenu la doxa d'une majorité de gouvernements occidentaux et Waren Buffet peut fanfaronner que s'il y a une lutte des classes ce sont eux (les capitalistes) qui l'ont gagnée! Leur revanche est accomplie.
Il y a la guerre des mots, l'écrasement de la société par le langage vidé de son sens, retourné comme un gant, ramené à la pauvreté insultante du slogan, voire du jingle publicitaire, quand le coût du travail efface l'idée de salaire, que le plan de sauvegarde de l'emploi masque le plan de licenciement, quand les syndicalistes deviennent des "partenaires" sociaux, que le gouvernement ultra-libéral se prétend "socialiste" etc.
Il y a la guerre idéologique, l'enfermement du monde derrière le mur toujours plus haut du : "Il n'y a pas d'alternative" proclamé sur tous les tons, dans tous les lieux par les politiques stipendiés par les forces les plus réactionnaires et les puissances financières.
Il y a la guerre de l'information étouffée sous la propagande. En France, la quasi totalité des medias est aux mains de huit milliardaires: Serge Dassault, Bernard Arnault, Arnaud Lagardère, Vincent Bolloré, Patrick Drahi, Martin Bouygues, Xavier Niel (et ses deux associés Pierre Bergé et Matthieu Pigasse); sans compter François-Henri Pinault, propriétaire du Point. Dans ce cercle fermé, gouverné par le capital, la lobotomisation des consciences est à l'oeuvre quotidiennement, les mensonges journalistiques propagés comme des vérités révélées et reproduits à tout-va dans la presse papier, à la radio, à la télévision.
Il y a la guerre écologique, la destruction de la nature, des océans, l'exploitation de la terre et des hommes jusqu'à épuisement, "la vraie guerre de civilisation qui se mène dans le pays et plus largement sur la planète" comme le rappelait le sociologue Edgar Morin (Le Monde du 4 novembre 2014).
Inutile de poursuivre l'énumération, de quelque côté que l'on se tourne: la guerre surgit, s'établit et prospère, en France comme en Europe ou aux Etats-Unis.
Cette guerre est une guerre fantôme.
C'est un spectre d'autant plus redoutable que l'ennemi ne se montre jamais à découvert. S'il y a une armée des ombres, c'est bien celle-là! Jaurès déjà le constatait: "...la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes se dérobe, s'évanouit dans une sorte d'obscurité".
4-
Le rôle de l'Etat est a minima de garantir la paix ou, si l'on veut, d'éviter la guerre. Cette paix -qui doit aussi être une paix civile- repose sur le pilier central de la devise de la République: l'égalité. Or, l'Etat, en tant que garant de la paix et de l'égalité, est diffamé au nom d'une raison supérieure qui ne veut considérer la société qu'en termes de profits et de pertes. Le problème des gouvernements actuels (de la droite à tendance néo-fasciste à la droite néo-libérale dissimulée sous le faux-nez socialiste) n'est plus de savoir si une politique est juste -même pas morale, juste - et cohérente avec le mandat reçu des électeurs mais de savoir ce qu'elle peut rapporter. On est passé d'un engagement de conviction à une politique de rapport, comme les maisons du même nom. Cette financiarisation de l'action publique est une victoire majeure du néo-libéralisme. Un néo-libéralisme qui, régi par le seul intérêt privé, s'affranchit de toute légitimité démocratique.
En France nous ne sommes évidemment pas dans une dictature ni dans une théocratie mais - et c'est tout aussi grave- nous vivons désormais dans un régime post-démocratique, voire post-républicain. Les suffrages sont sans conséquences et les élections maintenues uniquement pour amuser la galerie. Les décisions se prennent dans les conseils d'administration, dans les cabinets ministériels, dans les cercles fermés ou les puissants se cooptent, dans le secret. Dorénavant les choix des dirigeants politiques et économiques priment sur le résultat du scrutin (le meilleur ou le pire exemple étant le référendum de 2005 où la volonté des Français a été bafouée par le parlement). La grande crainte de Robespierre qu'à "l'aristocratie de l'argent" s'impose aujourd'hui comme une réalité tangible. Les pouvoirs financiers qui sont à la manœuvre non seulement impulsent mais mieux encore dirigent la politique dont les représentants élus n'ont plus - ce n'est rien de le dire! - qu'une fonction de représentation. Aujourd'hui, le président, ses ministres et ceux qui les soutiennent ne sont que les caudataires des détenteurs du pouvoir économique, des ventriloques qui répètent ce que leur dictent les organisations patronales. ...
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