Meilleurs vœux aux lecteurs du "Chiffon Rouge": pour rendre 2016 utile, réentendre la voix de Jaurès
Chers lecteurs du "Chiffon Rouge",
En espérant que notre blog, avec ses insuffisances et ses dimensions d'amateurisme inévitables, vous donne satisfaction dans l'ensemble, nous vous souhaitons sur le plan personnel et familial une belle année 2016 avec son lot de moments de joie, de découvertes, de partages.
Sur le plan collectif et politique, nous ressentons l'année qui vient de s'écouler et celle qui arrive comme porteuses d'une montée des périls et d'une barbarie déjà bien présente.
La guerre, la brutalité du capitalisme et du libéralisme, les progrès de la pauvreté, du chômage, des inégalités, le mal être au travail, une Europe et une France de plus en plus post-démocratiques, le terrorisme et les réponses autoritaires et sécuritaires dangereuses pour nos libertés du gouvernement, l'éloignement des citoyens vis à vis de la vie politique et démocratique, la désespérance et l'indifférence, le repli sur soi de ceux qui ne croient plus en rien, les progrès dans ces circonstances de l'extrême-droite et de la xénophobie en France, la substitution par beaucoup du choc des cultures et des races aux enjeux de lutte des classes, mais aussi le sort tragique de centaines de millions de réfugiés qui cherchent à retrouver un destin et une vie digne en Europe, ont de quoi nourrir l'inquiétude et le pessimisme, d'autant que les forces politiques qui sont porteuses d'une orientation politique alternative et progressiste n'ont pas le niveau d'influence et d'audience qu'elles devraient avoir en l'absence de mouvement social, en raison aussi des mouvements de fond qui traversent la société produite par le capitalisme, du black-out des médias au service des puissances d'argent, et de nos propres insuffisances et divisions.
Mais pour nous, être des militants, et être de gauche, c'est garder la tête haute, c'est ne pas se résigner, toujours lutter à sa place et dans l'ici et maintenant pour la dignité humaine, l'égalité, la fraternité, la liberté, même dans les moments difficiles. C'est ne pas désespérer des hommes, qui peuvent le meilleur comme le pire en fonction des configurations sociales dans lesquels ils baignent et se forment.
Au milieu de ce qui se lézarde, de ce qui se démolit à vitesse accélérée, il y a des occasions pour reconstruire du neuf, pour inventer des nouveaux chemins d'espoir. A condition de se retrouver en hommes de bonne volonté et de voir au-delà des petites différences et divergences pour s'attacher à l'essentiel de ce qui nous rassemble et à nos responsabilités historiques.
Dans l'adversité, il faut s'unir pour peser, résister et recommencer à construire des victoires.
Mais bien sûr, la situation impose aussi une réflexion collective approfondie sur les possibilités et les voies de transformation politique et sociale qui existent réellement dans le contexte actuel, et le moyen terme, sur les moyens d'être mieux entendus, mieux crus afin que nos concitoyens cessent de voter contre leurs intérêts de classe véritables.
Pour ouvrir l'année 2016, j'avais envie de partager avec vous pour pouvoir méditer dessus les moments importants d'un fameux et magnifique discours de Jean Jaurès prononcé le 7 mars 1895 que j'ai eu du plaisir à recopier sur mon bulletin de vote Le Drian au deuxième tour des Régionales le 13 décembre car il me paraissait curieusement résumer les enjeux de l'époque actuelle... qui n'était certes pas de conforter un dirigeant PS qui se fait une bien pauvre idée de la démocratie, du socialisme, et des exigences de la paix.
Ismaël Dupont.
......
Le capitalisme porte en lui la guerre (1895)
[...] Messieurs, vous voulez la paix ; vous la voulez profondément. Toutes les classes dirigeantes de l’Europe, les gouvernements et les peuples la veulent aussi, visiblement avec une égale sincérité. Et pourtant, dans cet immense et commun amour de la paix, les budgets de la guerre s’enflent et montent partout d’année en année, et la guerre, maudite de tous, redoutée de tous, réprouvée de tous, peut, à tout moment, éclater sur tous. D’où vient cela ?
Au risque de vous paraître affligé de la plus cruelle monotonie, je dois dire ici tout d’abord quelle est, selon nous, la raison profonde de cette contradiction, de ce perpétuel péril de guerre au milieu de l’universel désir de la paix.
Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d’hommes possédera les grands moyens de production et d’échange, tant qu’elle possédera ainsi et gouvernera les autres hommes, tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu’elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée, la lutte incessante pour la vie, le combat quotidien pour la fortune et pour le pouvoir ; tant que cette classe privilégiée, pour se préserver contre tous les sursauts possibles de la masse, s’appuiera ou sur les grandes dynasties militaires ou sur certaines armées de métier des républiques oligarchiques ; tant que le césarisme pourra profiter de cette rivalité profonde des classes pour les duper et les dominer l’une par l’autre, écrasant au moyen du peuple aigri les libertés parlementaires de la bourgeoisie, écrasant ensuite, au moyen de la bourgeoisie gorgée d’affaires, le réveil républicain du peuple ; tant que cela sera, toujours cette guerre politique, économique et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les guerres armées entre les peuples.
C’est de la division profonde des classes et des intérêts dans chaque pays que sortent les conflits entre les nations. [...]
Partout, ce sont ces grandes compétitions coloniales où apparaît à nu le principe même des grandes guerres entre les peuples européens, puisqu’il suffit incessamment de la rivalité déréglée de deux comptoirs ou de deux groupes de marchands pour menacer peut-être la paix de l’Europe. Et alors, comment voulez-vous que la guerre entre les peuples ne soit pas tous les jours sur le point d’éclater ? Comment voulez-vous qu’elle ne soit pas toujours possible, lorsque, dans nos sociétés livrées au désordre infini de la concurrence, aux antagonismes de classes et à ces luttes politiques qui ne sont bien souvent que le déguisement des luttes sociales, la vie humaine elle-même en son fond n’est que guerre et combat ?
Ceux qui de bonne foi s’imaginent vouloir la paix, lorsqu’ils défendent contre nous la société présente, lorsqu’ils la glorifient contre nous, ce qu’ils défendent en réalité sans le vouloir et sans le savoir, c’est la possibilité permanente de la guerre. C’est en même temps le militarisme lui-même qu’ils veulent prolonger. Car cette société tourmentée, pour se défendre contre les inquiétudes qui lui viennent sans cesse de son propre fonds, est obligée perpétuellement d’épaissir la cuirasse contre la cuirasse ; dans ce siècle de concurrence sans limite et de surproduction, il y a aussi concurrence entre les armées et surproduction militaire : l’industrie elle-même étant un combat, la guerre devient la première, la plus excitée, la plus fiévreuse des industries.
(...) Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage. Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité. Et voilà pourquoi, si vous regardez, non pas aux intentions, qui sont toujours vaines, mais à l’efficacité des principes et à la réalité des conséquences, logiquement, profondément, le parti socialiste est dans le monde aujourd’hui le seul parti de la paix. (...)
Et puis, messieurs, ce n’est pas seulement le développement des libertés politiques, c’est surtout le développement de la justice sociale qui abolira les iniquités de nation à nation, comme les iniquités d’individu à individu. De même qu’on ne réconcilie pas des individus en faisant simplement appel à la fraternité humaine, mais en les associant, s’il est possible, à une œuvre commune et noble, où, en s’oubliant eux-mêmes, ils oublient leur inimitié, de même les nations n’abjureront les vieilles jalousies, les vieilles querelles, les vieilles prétentions dominatrices, tout ce passé éclatant et triste d’orgueil et de haine, de gloire et de sang, que lorsqu’elles se seront proposé toutes ensemble un objet supérieur à elles, que quand elles auront compris la mission que leur assigne l’histoire, que Chateaubriand leur indiquait déjà il y a un siècle, c’est-à-dire la libération définitive de la race humaine qui, après avoir échappé à l’esclavage et au servage, veut et doit échapper au salariat. Dans l’ivresse, dans la joie de cette grande œuvre accomplie ou même préparée, quand il n’y aura plus de domination politique ou économique de l’homme sur l’homme, quand il ne sera plus besoin de gouvernements armés pour maintenir les monopoles des classes accapareuses, quand la diversité des drapeaux égaiera sans la briser l’unité des hommes, qui donc alors, je vous le demande, aura intérêt à empêcher un groupe d’hommes de vivre d’une vie plus étroite, plus familière, plus intime, c’est-à-dire d’une vie nationale, avec le groupe historique auquel le rattachent de séculaires amitiés ?
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