Pierre Ivorra
Lundi, 25 Janvier, 2016
L'Humanité
Les récents soubresauts boursiers participent d’une accumulation de risques pouvant mener à de nouvelles ruptures : la super-austérité, l’argent public détourné vers les marchés et des prélèvements financiers colossaux plombent croissance, emploi et efficacité des économies.
Il y a de l’inquiétude dans les salles de marché, là où l’on achète et où l’on vend des titres financiers, des actions, des obligations, des produits très sophistiqués et très spéculatifs comme les dérivés, où l’on s’endette en dollars pour racheter des euros ou des yens. Pour le commun des mortels, tout cela semble si loin de l’activité réelle. Et, pourtant, ce monde peu connu est au bord de l’implosion. Qu’il crève, dira-t-on. D’autant que cette finance, ce cercle étroit des grandes banques, des compagnies d’assurances, des fonds d’investissement, mais aussi des multinationales semblait encore, il y a peu, s’envoler vers les étoiles.
Certes, mais ce n’est pas si simple. Si la planète finance se retrouve dans la tempête, le monde réel, nos emplois, notre économie ne seront pas épargnés. Et comme il n’est pas acceptable d’obliger l’humanité à vivre sur un volcan, il paraît naturel de se demander comment faire face à cette menace sans pour autant relancer la machine financière, sans gaver à nouveau la Bourse, les grandes entreprises et les grandes fortunes, comme cela a été fait en 2008. D’abord, en cherchant la raison de ce gonflement financier planétaire et le pourquoi des risques qui pèsent sur lui.
La Chine et le reste
On nous dit que les premières secousses qui ont affolé la finance ont la Chine pour épicentre. Sans aucun doute, les Bourses de Shanghai et de Hong Kong dévissent depuis l’été dernier. Les investisseurs désertent les places financières chinoises et des pays émergents, inquiets de la baisse de la croissance de la deuxième puissance économique mondiale, de la récession brésilienne et russe et attirés par un dollar poussé vers le haut par de premières hausses des taux d’intérêt américains. Mais il faut resituer cela dans un historique qui commence avec les mesures prises par les autorités des grands pays capitalistes pour faire face au krach de 2008.
L’argent des banques centrales…
Après ce krach et la grave récession qui a suivi, les grands États capitalistes ont mobilisé leurs banques centrales qui sont venues au secours des banques commerciales, des marchés et des grands groupes, notamment en leur prêtant des tombereaux d’argent à un taux d’intérêt proche de zéro. Mais ces prêts massifs ont été octroyés sans aucune sélectivité. C’est-à-dire sans faire obligation aux banques et aux entreprises d’utiliser cet argent, quasi gratuit, pour préserver et développer l’emploi efficace, relancer la croissance.
Parallèlement, pour régler la note de cette opération et relever la rentabilité des capitaux mise à mal par le krach, les gouvernements ont mis en œuvre des politiques d’austérité et de soutien aux grands groupes capitalistes. En France, par exemple, l’État a prêté de l’argent à Renault et PSA, a renforcé sa présence dans le capital du premier et est entré dans celui du second.
… s’est retrouvé à la Bourse
Les mesures d’austérité à l’encontre des travailleurs et de leurs familles et celles visant à baisser la dépense publique contractent la demande et dégradent l’efficacité de l’appareil de production. Elles contribuent à étouffer une croissance qui fléchit chez les émergents, les pays producteurs de pétrole, hésite aux États-Unis et a du mal à repartir en Europe.
Mais où donc est allé cet argent des banques centrales ? Pour une part notable, il s’est retrouvé sur les marchés financiers, où il a à nouveau relancé la fièvre spéculative. Ainsi, les deux grands indices boursiers de New York, le Dow Jones et le Nasdaq, se sont littéralement envolés, progressant respectivement de 157 % et 272 %. Les autres places financières ont suivi cette montée au paradis spéculatif.
… et dans les caisses des multinationales
Cet argent a aussi transité par les trésoreries des grands groupes. En juin dernier, l’agence de notation Moody’s révélait que les multinationales américaines avaient accumulé 1 733 milliards de dollars d’argent liquide, immédiatement utilisable pour spéculer, pour racheter des concurrents ou pour verser des dividendes aux actionnaires. En Europe, ce « pactole » se montait à 1 060 milliards de dollars.
Et, évidemment, plus les firmes rémunèrent leurs actionnaires, plus leurs actions en Bourse font de la grimpette. Mais la gonflette boursière impose d’augmenter les versements aux actionnaires et les versements aux actionnaires relancent la gonflette boursière !
Une étude du cabinet anglo-saxon PwC de juin 2015 montre que la capitalisation des 100 multinationales ayant la valeur boursière la plus élevée de la planète a doublé entre 2009 et mars 2015. Elle est passée de 8 402 à 16 245 milliards de dollars. Ces 100 firmes multinationales ont distribué 689 milliards de dollars de dividendes en 2014 et, parmi elles, les américaines ont versé 66 % de ce pactole.
Dans ce club des 100, il y a surtout des entreprises américaines, des européennes, quelques françaises, mais aussi des chinoises, qui donc ne sont pas restées à l’écart de cette fièvre spéculative.
Pas dans la poche des travailleurs
L’importance des prélèvements financiers, notamment au travers des versements de dividendes, des rachats d’actions, des intérêts versés, de l’ensemble des revenus de la propriété, étouffe la croissance, réduit les ressources publiques, écrase les salaires et l’emploi. En 2012, l’Organisation de coopération et de développements économiques (OCDE), regroupant les pays capitalistes développés, notait que, depuis le krach de 2008, « la part du revenu national constituée des salaires et avantages accessoires au salaire – la part du travail – a diminué dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE ». Elle ajoutait que ce « recul de la part du travail est allé de pair avec une augmentation des inégalités de revenu marchand, de nature à mettre en péril la cohésion sociale et à ralentir le rythme de la reprise en cours ».
La France n’est pas à l’écart de cette évolution. Les intérêts et revenus de la propriété, essentiellement les dividendes, représentaient 5 % des richesses créées en 1981, 7 % en 1990, 15 % en 2000, 24 % en 2008. Avec le krach de septembre 2008 et la récession de 2009-2010, ils ont diminué. Mais ils sont repartis à la hausse et représentaient 18 % de la valeur ajoutée des sociétés non financières en 2014.
La montée du chômage
Selon les données de l’Organisation internationale du travail (OIT) dans son rapport de janvier 2016 intitulé « Emploi et questions sociales dans le monde », « le ralentissement de l’économie a généré une nouvelle augmentation du chômage dans le monde. En 2015, le chômage touchait quelque 197,1 millions de personnes – soit près de 1 million de plus que l’année précédente et plus de 27 millions de plus qu’avant la crise ». Les rapporteurs considèrent qu’en raison de la faiblesse de la croissance mondiale et particulièrement chez les émergents, « le nombre de chômeurs dans le monde devrait s’accroître de près de 2,3 millions en 2016 et 1,1 million supplémentaire en 2017 ». L’OIT pointe également l’importance des emplois vulnérables qui représentent 46 % du total des emplois dans le monde et concernent 1,5 milliard d’hommes et de femmes.
1 million de chômeurs de plus en France depuis 2012
En raison même de la politique néolibérale mise en œuvre par les gouvernements Hollande, la société française est également plombée par la montée du chômage. Depuis l’élection du président de la République, en 2012, le nombre de chômeurs est passé de 4,4 à 5,5 millions, l’industrie française a perdu 140 000 emplois. Désormais, moins de 10 % des emplois en France sont liés à l’industrie, contre 12,3 % en 2005 et 15,3 % en 1995.
Alors que les arrivées sur le marché du travail ne cessent d’augmenter, le nombre d’emplois salariés recule. Il est, en 2014, inférieur à ce qu’il était avant le krach : 23,810 millions à fin 2014, 24,128 millions à fin 2007. Le phénomène n’a rien de naturel, il s’explique par les politiques de baisses du coût du travail des gouvernements de droite et socialiste et par les choix de gestion des grands groupes.
Le chômage tire toute la société vers le bas. Selon l’Insee, dans une étude publiée en décembre dernier, le taux de pauvreté progresserait en France en 2014, passant à 14,2 %, contre 14,0 % en 2013. Les inégalités sociales qui auraient diminué en 2012 et 2013 repartiraient à la hausse car « la situation macroéconomique (…) aurait davantage touché les ménages les moins aisés ». L’institut explique cela en indiquant que les revenus salariaux des salariés les plus modestes « auraient sensiblement diminué ».
Qui donc peut allumer la mèche ?
Les matières inflammables s’accumulent donc : moins de croissance, plus de chômage, des économies moins efficaces, affaiblies par l’importance des prélèvements financiers, des politiques publiques dépendantes des marchés financiers, plus de capitaux accumulés qui demandent rémunération et une volonté de faire toujours plus de fric. Inévitablement, ce soufflé financier va s’affaisser.
Mais qu’est-ce donc qui peut crever la bulle ? Pour attirer les capitaux du monde entier afin de conforter l’avance des États-Unis dans le domaine des nouvelles technologies, la Banque centrale américaine a commencé à relever ses taux d’intérêt, ce qui pousse à la hausse tous les autres taux, notamment ceux de la dette publique. L’opération est risquée. En effet, lorsque l’écart entre la rémunération des titres financiers en cours d’émission et ceux déjà émis est trop important, les investisseurs se précipitent sur les nouveaux et délaissent les anciens dont la valeur s’effondre, c’est la mécanique infernale des krachs.
Or une telle situation risque d’autant plus de se présenter que les pays qui possèdent d’énormes quantités de titres de la dette publique américaine, particulièrement la Chine et certains États pétroliers du Moyen-Orient, pour faire face à leurs difficultés, notamment pour maintenir le cours de leur monnaie vis-à-vis du dollar, vont essayer de les revendre. Un afflux de ces titres sur les marchés peut précipiter leur effondrement.
Il faut donc absolument ne pas répéter les errements des années 2008-2009 et commencer enfin à permettre aux peuples de maîtriser leur argent.