Lettre ouverte à Jean-Jacques Urvoas, député du Finistère, président de la Commission des lois de l'Assemblée Nationale.
Quimper, le 12 janvier 2016
Monsieur le député,
Début février, va s'engager au Parlement le débat sur le projet de réforme constitutionnelle comportant l'inscription dans la Constitution de l'état d'urgence et de la déchéance de nationalité, avant que ce texte ne soit soumis au Congrès.
Président de la Commission des lois, et juriste vous-même, vous êtes particulièrement concerné.
Or vous n'avez pas à ce jour pris position sur ces dispositions qui font débat, y compris au sein du parti socialiste.
De nombreux élus parmi lesquels 4 parlementaires socialistes du Finistère, des anciens ministres, des personnalités de votre formation, ont fait connaître à juste titre leur opposition à la mesure de déchéance de nationalité, reprenant d'ailleurs les arguments qui lui avaient été opposés par le Président de la République et le Premier Ministre lors de la précédente législature.
Cette mesure est à la fois dangereuse et totalement inefficace.
Inefficace car personne ne peut croire qu'elle ait un quelconque effet dissuasif sur d'éventuels terroristes.
Dangereuse car elle grave dans le marbre de notre Constitution, dont le préambule affirme que la République est indivisible et que tous les citoyens sont égaux devant la loi, une discrimination entre deux catégories de Français, les uns, y compris nés en France, pouvant perdre leur nationalité, et pas les autres.
Inscrire cela dans la Constitution, revient à déclarer à des centaines de milliers de nos concitoyens qu'ils ne sont pas des Français à part entière mais des Français entièrement à part, et à faire porter sur eux une suspicion intolérable.
Une telle stigmatisation fracturerait gravement notre société.
Quant à l'idée de sortir de ce piège en décidant que la déchéance de nationalité peut s'appliquer à tous, binationaux ou pas, et donc en fabriquant des apatrides au mépris de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, elle est tout autant insensée.
Dans un cas comme dans l'autre, le signal envoyé à tous ceux qui aiment et admirent notre pays, à tous les défenseurs des droits humains, serait désastreux.
Une telle mesure serait un encouragement à ceux qui bafouent nos valeurs, et répandent le poison de la xénophobie et du rejet de l'autre.
Ce serait une arme dangereuse entre les mains d'ennemis de la liberté et de la République.
La déchéance de nationalité, faut-il le rappeler, évoque des heures très sombres de notre histoire. Elle a été utilisée massivement sous l'Occupation: 15 000 Français, dont au moins 40 % de juifs, ont été déchus de leur nationalité par le régime de Vichy. Parmi eux le général De Gaulle, le général Leclerc, Pierre Brossolette, Ève Curie, fille cadette de Marie Curie, le peintre Chagall, le cinéaste René Clair, le poète et diplomate Saint-John Perse, René Cassin, futur rédacteur de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et prix Nobel de la Paix, et bien d'autres...Certains de ces « déchus » sont aujourd'hui au Panthéon.
Ce n'est pas ainsi que l'on fera reculer le terrorisme, qui y trouvera au contraire un terreau favorable pour ses délires haineux et ses manipulations.
La nécessaire protection de la population ne passe pas non plus par la sacralisation dans la Constitution de l'état d'urgence, qui installerait notre pays dans un régime d'exception permanent.
État d'urgence appuyé sur la loi promulguée en 1955 lors de la guerre d'Algérie qui renvoie à la période du colonialisme dont toutes les leçons n'ont pas été tirées.
La fuite en avant sécuritaire, la réduction et l'encadrement des libertés publiques, des droits d'expression des citoyens, des syndicats, des associations, le recul de l'État de droit, seraient une victoire pour ceux qui veulent imposer leur terreur liberticide.
Quant à leur efficacité présumée dans la lutte contre le terrorisme, chacun peut en juger : l'escalade depuis des années des lois sécuritaires n'a en rien répondu au légitime besoin de sécurité de nos concitoyens mais a amoindri et fragilisé notre démocratie.
Nous vous demandons par conséquent, Monsieur le député, de vous prononcer contre cette modification de la Constitution, inutile et dangereuse, qui va à l'encontre des valeurs de gauche, des valeurs républicaines.
Dans l'attente de votre réponse, je vous assure de notre détermination à agir pour la paix, la justice, la liberté, la fraternité.
Yvonne Rainero
pcf.quimper@orange.fr
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