Un manifestant pacifique, interpellé à Paris place de la république, lors de la manifestation organisée à la veille de l’ouverture de la COP21, le 29 novembre, mais interdite par le gouvernement socialiste. Photo : Romain Beurrier/REA
L’exécutif voudrait inscrire l’état d’urgence dans la loi fondamentale, pour le «sécuriser». Ce serait surtout la confirmation d’un glissement sécuritaire durable extrêmement inquiétant pour les libertés publiques et individuelles.
Combien de temps dure l’urgence ? Si par essence elle est ponctuelle, le gouvernement semble plutôt être parti pour rendre l’état d’urgence durable, voire sans limite. Aujourd’hui, en Conseil des ministres, doit être présenté le projet définitif de révision constitutionnelle visant à inscrire l’exception au cœur de la loi fondamentale.
Le déclenchement de l’état d’urgence le 13 novembre pour douze jours avait été décrété sans réellement susciter de protestations. Sa prorogation pour trois mois avait été aussi adoptée dans les jours suivants dans un relatif consensus, l’opposition ayant notamment largement participé à la rédaction du texte. Il en va très différemment pour sa constitutionnalisation. Dès le vote sur la prorogation, le 19 novembre, des députés alors favorables au texte avaient exprimé leur opposition à aller plus loin, comme André Chassaigne, président du groupe de la Gauche démocratique et républicaine (GDR) : « L’acceptation du texte que nous discutons aujourd’hui ne signifie pas notre acceptation de la révision constitutionnelle annoncée », avait-il déclaré. « L’état d’urgence doit rester un moment exceptionnel. Nous ne sommes pas pour son inscription dans la Constitution », avait confirmé le sénateur Pierre Laurent, secrétaire national du PCF.
Qu’est-ce que cette constitutionnalisation ? À quoi sert-elle ? Selon ses défenseurs, elle permettrait de cadrer l’état d’urgence, de protéger de ses possibles dérives. En réalité, elle protège surtout l’état d’urgence lui-même, comme l’expliquait au Figaro Didier Maus, ancien conseiller d’État et président émérite de l’Association internationale de droit constitutionnel : « Quand on fait une loi sécuritaire, qui limite les libertés, on prend un risque d’aller contre la Constitution, d’être retoqué par le Conseil constitutionnel. (…) François Hollande veut donc rendre constitutionnel l’état d’urgence. » Dans une tribune publiée lundi par le Monde, une bonne quarantaine de juristes universitaires alertaient sur le fait que « l’exercice, s’il affiche l’intention du gouvernement de préserver l’état de droit, ne permet aucunement de le garantir mais, bien au contraire, d’y déroger sans imposer aucune nouvelle limitation au pouvoir exécutif ».
Une grande nouveauté qui inquiète les spécialistes...
Cette question de la constitutionnalité de l’état d’urgence se pose dans un contexte particulier : saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par l’un des sept militants écologistes assignés à résidence pendant la COP21, le Conseil constitutionnel a confirmé, hier, la régularité de ces mesures. Même si les sages avaient finalement déclaré les assignations à résidence inconstitutionnelles, cela aurait, selon Me Patrice Spinosi, avocat de la Ligue des droits de l’homme, permis de faire valoir que « la loi a été trop loin et qu’il ne faut pas changer la Constitution pour faire rentrer de force des mesures contraires à des principes essentiels ».
Dans le détail, le préprojet de révision constitutionnelle ne diffère pas très largement de la loi de 1955 régissant l’état d’urgence modifiée par les parlementaires en même temps qu’ils le prorogeaient. Il comporte cependant une grande nouveauté qui inquiète les spécialistes : la possibilité offerte à l’exécutif de prolonger les mesures de l’état d’urgence (y compris les assignations à résidence) « pendant une durée maximale de six mois » après le retour officiel à l’état de droit « commun ». Autrement dit, après l’état d’urgence, c’est toujours l’état d’urgence. Le collectif de juristes signataires de la tribune du Monde s’en indigne : « Le texte institue une période pour le moins étrange pendant laquelle les autorités administratives pourront décider de faire survivre les mesures prises pendant l’état d’urgence et, sur habilitation législative, adopter de nouvelles mesures générales (interdiction de réunions, fermeture de lieux publics…) si “demeure un risque d’acte de terrorisme”. En somme, à la seule condition que la menace terroriste perdure, l’état d’urgence perdurera… Qui ne devine que c’est à un état d’urgence permanent qu’on nous destine ? »
Dans l’avis demandé par le gouvernement, le Conseil d’État s’est néanmoins montré très réservé sur cette possibilité, appelant à privilégier la prolongation en bonne et due forme (par la loi votée par les parlementaires) de l’état d’urgence, ou l’inscription dans la loi simple des mesures que le gouvernement entendrait pérenniser. Le Conseil d’État s’est cependant montré beaucoup plus conciliant avec la proposition de déchéance de nationalité pour tous les binationaux figurant dans le projet soumis par le gouvernement, en estimant que la mesure ne portait pas atteinte au principe d’égalité. Une délibération qui a mis l’exécutif dans l’embarras, puisque cette mesure, à l’origine proposée par l’extrême droite, avait été introduite dans le projet de révision constitutionnelle afin de donner des gages à la droite et dans l’espoir d’un avis défavorable du Palais-Royal qui lui permettait de s’en laver les mains. L’abandon de la mesure a finalement été annoncé hier par la garde des Sceaux, Christiane Taubira, mais dans l’intervalle, c’est à un petit débat surréaliste que nous avons pu assister au sein de la majorité gouvernementale, notamment avec la proposition de Bruno Le Roux (portée aussi par l’avocat Jean-Pierre Mignard, intime du président de la République) de substituer à la déchéance de nationalité « l’indignité nationale ». Rappelons que cette peine est censée s’appliquer à des individus condamnés pour terrorisme, dont le but est justement de déstabiliser la nation. La droite, particulièrement son aile dure, s’en est naturellement donnée à cœur joie : « Encore une fois, Hollande prend un engagement pour le renier quelques semaines plus tard », a ainsi dénoncé le président du groupe « Les Républicains » (LR) au Sénat, Bruno Retailleau, quand Roger Karoutchi regrettait « l’enclenchement de la marche arrière générale ».
Pour être adoptée, la révision constitutionnelle présentée par le gouvernement devra obtenir les voix favorables de trois cinquièmes des parlementaires – députés et sénateurs – réunis en Congrès. Une barre qui n’est pas encore acquise pour l’exécutif.
commenter cet article …