Une enquête d'Hana Jaber dans le Monde Diplomatique d'octobre 2015 permet de rappeler que ce ne sont pas les pays d'Europe de l'Ouest qui font d'abord face à l'afflux des réfugiés syriens fuyant la guerre civile, les bombardements, la répression et la mort, mais la Turquie et les pays arabes limitrophes.
332 340 réfugiés syriens selon le Haut Commissariat aux Nations unies pour les réfugiés se trouvent dans l'Union Européenne, 96 395 dans le reste de l'Europe.
Mais ils sont près de 2 millions en Turquie, 1 147 910 au Liban, 638 890 en Jordanie, 248 500 en Irak, 132 375 en Egypte. Au total un Syrien sur cinq a quitté son pays et 4 millions de syriens se retrouvent dans les pays voisins.
L'absence de soutien réel il y a 3-4 ans des pays occidentaux à la rébellion démocratique et à la population civile bombardée et réprimée par le régime de Bachar-el-Assad, le boucher de Damas (sous forme de couloir aérien, d'envoi d'armes de protection anti-aérienne, ou de forces d'interposition pour protéger un peuple contre un pouvoir despotique et sans scrupules aucun d'une violence inouïe avec son peuple), la communautarisation et confessionnalisation du conflit (voulue par le régime dès le départ), puis la naissance et la progression des milices islamo-fascistes de Daesh grandissant grâce au recrutement d'officiers sunnites irakiens, font que la Syrie est un enfer pour sa population depuis plus de quatre ans. Ce conflit a déjà causé plus de 250 000 morts, soit déjà plus que la guerre du Liban qui avait duré quinze ans, de 1975 à 1990.
Aujourd'hui, la lutte contre l'islamisme de Daesh permet de justifier un engagement militaire direct de l'armée russe contre l'armée syrienne libre et la rébellion anti-Bachar, tandis que les occidentaux réorientent leurs alliances en composant avec l'Iran et le Hezbollah pour combattre, très inefficacement d'ailleurs, Daesh (les frappes visent surtout à éliminer des jeunes djihadistes européens): or, tant que Bachar-el-Assad restera au pouvoir, même en l'exerçant sur une portion limitée du pays (la Syrie utile), il ne pourra y avoir de retour à la paix et de retour possible pour les réfugiés. Les clefs d'une issue à cette guerre barbare sont sans doute davantage politique que militaire, surtout maintenant que l'armée russe combat directement en Syrie au côté de Bachar el-Assad et d'éléments de l'armée iranienne.
Comment vivent les réfugiés syriens dans les pays limitrophes?
Signataire de la convention de Genève de 1951, mais avec une clause qui limite son engagement aux populations européennes, la Turquie a adopté en avril 2013 une loi sur les étrangers qui prévoit notamment le non-refoulement des ressortissants syriens, ainsi que des assouplissements en matière de délivrance de permis de travail. Les turcs ne ferment pas la porte à des installations définitives de Syriens. "Toutefois, dans le sud de la Turquie, la hausse de la démographie, l'augmentation des loyers et du coût de la vie, mais aussi la baisse du tourisme, alimentent la réticence des populations à l'égard des réfugiés. Certes, aucun affrontement majeur n'a été signalé et, de façon générale, ce pays demeure un havre relativement sûr pour les exilés. Mais la guerre de Syrie sert de prétexte au gouvernement Erdogan, qui mise sur une stratégie de la tension pour conforter son assise électorale. Les partis nationalistes reprochent au gouvernement de mettre en danger l'identité turque tandis que la gauche laïque craint que les camps de réfugiés finissent par servir de base arrière à l'OEI". Le coût financier de l'accueil des réfugiés ne cesse d'augmenter: la Turquie a dépensé 7 milliards de dollars depuis 2011.
"De son côté, le Liban accueille désormais plus de 1,1 million de réfugiés, soit le quart de la population locale. Contrairement à la Turquie, leur présence ne mobilise guère les autorités. Rien d'étonnant quand on connaît la situation politique du pays: une fonction présidentielle vacante depuis plus d'un an, un Parlement "autoprolongé" et un cabinet ministériel chargé de régler les affaires courantes. Les décisions de fermeture ou d'ouverture de la frontière se succèdent sans logique apparente. Bloqué politiquement, le Liban ne prend que des mesures d'appoint: accueil ou non de tel contingent de réfugiés, mise en place d'un visa d'entrée depuis février 2015. Malgré l'urgence, aucune aide financière n'a été mise en place, ni aucun camp construit. Malgré les aides du HCR et des nombreuses ONG locales et internationales, les réfugiés sont livrés à eux-mêmes dans un "pays livré à lui-même" comme s'empressent de préciser nombre de jeunes Libanais qui manifestent actuellement leur colère contre la classe politique. A Beyrouth, à la question de savoir où sont les réfugiés syriens, la réponse de l'homme de la rue est immédiate: "Ils sont partout et n'importe où" . Au hasard des rues, il n'est pas rare de voir, en bas d'un immeuble ou sur un coin de trottoir à l'abri du vent, une famille réfugiée faisant cercle autour d'un repas frugal posé sur des journaux étalés par terre en guise de nappe... Pour Médecins sans frontières (MSF), la majorité des réfugiés syriens souffrent de "détresse psychologique" et vivent dans "une grande précarité". De son côté, le HCR déplore que seulement 100 000 enfants syriens sur un total de 400 000 aillent à l'école. Sous le poids d'une histoire récente impossible à éluder, et du legs de trois décennies de présence militaire syrienne au Liban (1975-2005), les Libanais s'inquiètent avant tout d'un nombre de réfugiés qu'ils estiment largement sous-estimé. Après le déclenchement des affrontements en 2011, deux camps inconciliables se sont dressés l'un contre l'autre. Tandis que les sunnites soutiennent majoritairement l'opposition, le Hezbollah prêtait de plus en plus main forte au régime de M.Assad. Comme de coutume, les chrétiens étaient partagés: "Dans certains milieux, la rancoeur à l'égard des Syriens n'a pas disparu, commente un responsable politique maronite qui souhaite conserver l'anonymat. La guerre civile de l'autre côté de la frontière a été vue autant comme une punition pour ceux qui nous ont occupés pendant trente ans que comme un risque majeur de déstabilisation et un risque avéré pour les minorités non musulmanes de la région en cas de chute du régime d'Assad". Pour l'instant, toutefois, à part dans certains camps palestiniens, les violences politiques et communautaires de Syrie n'ont pas vraiment pris sur le Liban: ainsi au sud du pays, fief du Hezbollah, vivent des familles sunnites venues de Derah et de Raqqa, opposantes au régime et combattues par le Hezbollah en Syrie. "Pour les réfugiés, le silence, autrement dit la non-expression des convictions religieuses et politiques, devient une loi implicite de survie, nullement dictée mais scrupuleusement respectée".
Troisième pays affecté par la guerre, la Jordanie accueille 630 000 réfugiés syriens, selon le HCR. Le pays n'a jamais cessé d'accueillir des réfugiés: palestiniens, irakiens (300 000 après l'agression de l'OTAN sur l'Irak en 2003), puis syriens. Il existe officiellement 6 camps de réfugiés dans les villes du nord, des rassemblements de tentes et de caravanes. "En pratique le gouvernement jordanien n'a opéré des réquisitions que pour construire les camps de Zaalatari (2012) et d'Azarq (2014), destinés à accueillir respectivement 120 000 à 130 000 personnes. Le financement de ces installations et de leur fonctionnement, évalué à 2 milliards de dollars depuis 2012, provient à 90% de contributeurs extérieurs, dont les monarchies du Golfe, qui refusent, elles, d'accueillir des réfugiés syriens: elles n'accueillent pas non plus ceux qui cherchent à fuir la guerre du Yemen. Les camps construits en plein désert ne sont guère accueillants. Les réfugiés n'ont qu'une obsession: rejoindre les villes, notamment Amman, et s'y fondre. "Avec le flux incessant des nouvelles arrivées, les Syriens, dont le savoir-vivre citadin servait de modèle à la petite-bourgeoisie jordanienne, deviennent des invités encombrants et on assiste à un durcissement des autorités. Le contrôle aux frontières a été renforcé et les personnes entrées illégalement peuvent même être remises aux autorités syriennes, quel que soit le risque encouru. Il faut savoir que la Jordanie comme le Liban ne sont pas signataires des conventions de Genève et ne s'estiment donc pas tenus de respecter la clause du devoir de protection".
Hanna Jaber, Le Monde Diplomatique - octobre 2015