Mathieu Palain et Léna Mauger, dans l'excellente revue de journalisme d'investigation et de grand reportage XXI (Vingt-et-un) n°32 (automne 2015), nous font découvrir un peu ce qui se cache derrière le masque du patron du Medef, c'est à dire pas grand chose de transcendant sur le plan humain et spirituel, mais un cas sociologique intéressant pour comprendre comment fonctionne la grande bourgeoisie française.
Pierre Gattaz, c'est d'abord une fortune estimée à 250 millions d'euros. Pierre Gattaz est 225e sur la liste des Français les plus riches.
Tel père, tel fils
Pierre Gattaz est d'abord le fils de son père, Yvon, président de l'ancêtre du Medef de 1981 à 1986: le Mouvement des entreprises de France s'appelait alors le CNPF, pour Conseil National du Patronat Français. "Leurs histoires se répondent. Inconnus avant leur élection, les deux Gattaz prennent la tête du patronat au moment où la gauche retrouve le pouvoir. En 2013, Pierre doit composer avec un président qui a promis une tranche d'imposition de 75% et parsemé ses discours de phrases telles que "J'aime pas les riches" ou "Mon ennemi c'est la finance" (et oui, que n'a pas dit François Hollande à l'époque pour séduire un électorat de gauche et populaire qu'il méprise à ce point aujourd'hui...) . Trente ans plus tôt, Yvon menait la guerre à Mitterrand: "Nous entrâmes alors en résistance. Qui? Nous, les patrons. Les socialistes étaient là pour faire rendre gorge aux riches, l'année 1981 fut terrible", écrit-il dans un livre de souvenirs. Dans ce livre, Yvon Gattaz prétend que c'est en partie grâce à ses "leçons d'économie" prodiguées à chacun de leurs entretiens que François Mitterrand a opéré en 1983 le fameux "tournant de la rigueur" .
Pierre Gattaz plastronne à l'identique: "J'ai remué les choses, Valls à Matignon, Macron à l'économie, le Medef peut se féliciter de l'inflexion entreprenariale du gouvernement".
Au lycée, rapportent Mathieu Palain et Léna Mauger, Pierre Gattaz dit avec sa délicatesse habituelle avoir frôlé la schizophrénie. "Je me faisais bourrer le mou sur les patrons exploitateurs par des profs soixante-huitards que j'adorais, avant de me faire bourrer le mou à l'envers, le soir, par mon père". En 1993, Yvon Gattaz écrit tout le bien qu'il pense de Mai 68: "On a joué à la fausse guerre parce qu'on n'avait pas fait la vraie. On a fait semblant de prendre des responsabilités car on n'en avait aucune. On a cassé l'ordre, l'ancienneté, les acquis, la culture, les victoires passées. Mais on n'a présenté aucun plan de reconstruction, aucune valeur de société"
"Le bac en poche, Pierre Gattaz atterrit chez les jésuites à Versailles, dans une prépa Maths sup/Maths spé. "J'étais pas brillant. Pas mauvais non plus, mais j'étais pas le grand polar, juste un type normal". Admis à l'Ecole nationale supérieure des télécommunications de Bretagne, il rencontre sa femme, une future inspectrice des impôts, aujourd'hui conseillère municipale encartée Les Républicains, l'ex-UMP. Ils se marient et s'envolent pour Washington, aux Etats-Unis".
L'éclate américaine
"Le départ a un parfum de fuite. Nous sommes en 1981, le jeune Gattaz, 22 ans, s'éloigne d'un père en campagne médiatique et de ces "socialo-communistes" qui haïssent tant les riches... Il a commencé à l'ambassade de France. Recruté pour ses connaissances en électronique, il sillonne le pays pour aider les boîtes françaises à percer le marché, notamment celui- florissant- de la Silcon Valley. "C'était passionnant, je me suis éclaté" dit-il au milieu d'un flot de phrases gonflées aux superlatifs. "Génial", "formidable", "incroyable" sont des mots qu'il prononce presque sans y penser et souvent sans les trier. Cela peut accoucher d'étonnantes énumérations: "Là-bas, l'entreprise, c'est le rêve et les salariés disent: "Celui-là il a réussi", formidable! C'était vraiment super, le bonheur total!".
Il rejoint Dassault Electronique en tant qu'ingénieur, avant d'être nommé chef de projet export. Son travail consiste à vendre à des banques, notamment au Mexique et en Angleterre, des terminaux de paiement capables de lire les premières cartes Visa. Il a 25 ans, des équipes à gérer et des responsabilités sur des contrats de dizaines de millions de francs. Il prend "un pied incroyable".
En 1989, il se sent l'étoffe d'un vrai patron. Il pense à monter sa boîte quand il reçoit un appel d'un groupe spécialisé dans le rachat d'entreprises en dépôt de bilan. "Je ne sais plus comment ça s'est passé, mais c'était un truc comme "Pierre, on récupère une société moribonde. Fontaine Electronique, il y a 45 personnes, faut la redresser". C'est dit OK".
Aux commandes de l'entreprise familiale
" En 1992, Pierre Gattaz reprend l'entreprise familiale créée par son père et son oncle en Isère, Radiall, spécialisée dans les composants électroniques. Radiall paie la chute du mur de Berlin. Ses carnets de commandes remplis de clients dans l'aéronautique et l'armement se vident d'un coup. "A 33 ans, l'héritier pilote Radiall pour une première restructuration, un mot qui cache une forêt de termes plus angoissants comme "délocalisation", "fermeture d'usine", et "licenciement". L'entreprise compte alors 900 salariés en France et 150 à l'étranger". Radiall licencie d'abord 50 salariés, puis se développe aux Etats-Unis et en 7 ans triple son chiffre d'affaires et embauche 800 personnes. En 2001, Radiall assiste à l'explosion de la bulle Télécom et son chiffre d'affaire plonge de 40%, avec des tas de licenciements à la clef. L'entreprise fournit aujourd'hui les composites des Boeing 787. En 2009, Pierre Gattaz qui préside la Fédération des industries électriques, électroniques, et de communication, écrit un livre fourre-tout, ode au progrès technique et aux innovateurs et créateurs d'entreprise, Le Printemps des magiciens. Pour lui, la France est "un élève surdoué, un peu branleur, qui glande au fond de la classes".
"Il aimerait envoyer nos petits génies en stage non payé à Singapour faire du business pendant six mois ou un an, pourquoi pas, histoire de leur apprendre à créer de l'argent. Leur paie dépendrait de leurs résultats. On pourrait penser que Pierre Gattaz en rajoute, mais il faut lui accorder cette qualité: il n'est pas dans la surenchère, il est sincère: "La Corée du Sud, la Chine, Singapour, ils créent de la richesse. Ils ont le rêve de devenir américains, je trouve ça intéressant".
La prise du Medef ou le Chirac du monde économique
En 2013, Laurence Parisot arrivée au terme de son mandat veut modifier les statuts du Medef pour garder la présidence de ce groupe d'intérêt patronal de 750 000 adhérents, dont 500 grands électeurs qui ont "leur rond de serviette à l'assemblée permanente". Gattaz fait de l'obstruction, entre en campagne en critiquant les "corporatismes", le "fantasme de la lutte des classes", les "clichés à la "Germinal"" ... et les politiques, tous déconnectés selon lui de la réalité de l'entreprise. Il chante les vertus de la mondialisation, parle de réforme du droit du travail (la fameuse "simplication" - démantèlement à dire vrai), défiscalisation et liberté d'entreprendre. Il cite de Gaulle, Churchill, mais aussi Brel et Lao Tseu, pour ce proverbe qui plaît tant au candidat Gattaz: "Donne un poisson à un homme, il mangera une journée, apprends lui à pêcher, il mangera toute sa vie". Pierre Gattaz adore les phrases toutes faites. Dans un de ses livres, il intitule son programme le BSP, pour "Bon sens paysan". Gattaz cite Edmond Rostand: "Et nous les petits, les obscurs, les sans-grades/ Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades/ Nous qui marchions toujours et jamais n'avancions". Il s'adresse ainsi aux petits patrons, en jouant de la fibre provinciale, "genre Chirac du monde économique". C'est ce personnage qui emporte la présidence du Medef en juillet 2013.
Le style bon copain de Pierre Gattaz tranche avec ceux de ses prédécesseurs, l'aristocrate Ernest Antoine Seillière et l'intello Laurence Parisot, à l'ego démesuré, qui contrôlait tout et voyait le Medef comme un marche-pied vers la politique, aux dires de certains observateurs.
Pierre Gattaz, Monsieur Prudhomme du Patronat, est l'homme des formules simples pour sauver la France: les "5 V", dont on retient "vision" et "vérité" ou les "5 C", comme "compétitivité" et "croissance". La "positive attitude" chère à Jean-Pierre Raffarin n'est jamais très loin...
Dans ses premières idées de président du Medef, on trouve une baisse de 100 millions d'euros de charges sur les entreprises, la création d'un "Smic intermédiaire" de longue durée et la suppression de l'impôt sur la fortune. "L'ISF, c'est pas un truc que je sors de mon chapeau, je mène cette réflexion depuis quinze ans à Radiall. Si vous avez une fiscalité trop lourde, vous ne ferez pas venir les abeilles que sont les investisseurs. Les abeilles, elles resteront à butiner le champ d'à côté".
"Notre grande victoire, c'est le virage entrepreneurial de Hollande... Aujourd'hui, on a 85 codes et 400 00 normes, c'est de la folie!".
Haro sur la chasse aux actionnaires
"Tous les samedis matins, Gattaz s'accorde une parenthèse sur le 18 trous de Domont, dans le Val d'Oise. Il y retrouve des amis avocats, médecins, notaires, que des professions libérales. "C'est le bureau des pleurs, ils se plaignent d'être noyés sous les charges, tout ça".
Jamais il ne critique les siens. Pour lui, les patrons sont une espèce en danger qui doit "chasser en meute". Le problème, dit-il, ce ne sont pas les rémunérations astronomiques de quelques-uns. Non, le problème vient de "la chasse aux actionnaires". "Les gens qui ont de l'argent, s'ils ne le mettent pas dans les boîtes, ils vont le mettre où? Dans des bagnoles de collection?"
Lui préfère parler des "clients florissants" plutôt que les voir se replier contre les oeuvres d'art. "Et j'ai rien contre les œuvres d'art, hein, c'est très bien les œuvres d'art, c'est défiscalisé". Il se redresse dans son fauteuil, croise et décroise les jambes: "Laissez les actionnaires récupérer l'argent de leur risque!"
On lui souffle que ce n'est pas si simple, que l'Insee a établi que les riches étaient de plus en plus nombreux à s'enrichir et que les plus pauvres s'appauvrissaient. Il répond du tac au tac: "Au Medef, on récompense le talent. On est contre l'ultralibéralisme, contre la spéculation, mais ceux qui bossent quinze heures par jour doivent être mieux payés. Un gros bonus? Bravo, ça ne me choque pas. En revanche, celui qui glande, et ben il faut qu'il bosse s'il veut être riche".
A la tête de Radiall, Pierre Gattaz a touché 426 000 euros en 2014, en augmentation de 30%.
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