L'hebdomadaire "Politis" a sorti un dossier le 1er octobre titré "OPA dans les Médias".
Rappelons le décor.
Parmi les quotidiens nationaux généralistes, seuls "L'humanité" et "La Croix" restent indépendants, ce qui se ressent à travers notamment l'absence ou le peu de publicité, la manière de présenter l'information sans vouloir racoler, la dimension d'éducation populaire et bien sûr la diffusion d'idées politiques et humanistes.
La presse régionale est largement contrôlée par des groupes capitalistes à actions croisées dans plusieurs titres et par des grandes familles, souvent très proches du reste du patronat: les Coudurier et Hutin dans l'ouest, Bernard Tapie dans le sud, la famille Baylet dans le sud-ouest, d'autres familles dans le centre...
"La perte d'indépendance des journaux remonte aux années 1980 et 1990 quand les patrons croyaient aux vertus du marché et que Colombani rêvait de mettre Le Monde en bourse, comme July à Libé. Cela a entraîné une croissance des journaux de manière exagérée, avec une surpagination, des investissements dans les imprimeries, un surplus de publicité. Ce grand train n'a pas tenu quand la crise est venue et que les ventes ont baissé. La question de la diffusion des journaux, de la rémunération des kiosquiers, de la création de points de vente a été largement éludée. Le retour de boomerang a été violent. D'autre part, les lecteurs et les journalistes n'ont peut-être pas su réagir à temps, ni trouvé des réponses au contrôle des médias par les capitaines d'industrie" (Jean Stern). La loi anti-concentration dans les journaux datant de 1986 (on n'a théoriquement pas le droit de posséder plus de 30% des titres de la presse quotidienne nationale) a été d'abord écornée par Chirac puis pas assumée par le PS de retour au pouvoir. Aujourd'hui, le ministère des Finances Macron demande à Drahi, pour pouvoir s'occuper de SFR, de se charger de Libé. On est en plein conflit d'intérêt et en plein dans une situation où le gouvernement se met au service des groupes capitalistes sur un principe de donnant-donnant: Valls te donne des titres de journaux mais tu flattes Valls. La presse ne vaut plus rien: à l'échelle des investissements de Drahi, Libé représente peut-être 0,05% ! Et Patrick Drahi peut toujours se vanter "d'être un bon soldat de la démocratie" (Jean Stern).
"Contrôler un journal coûte de moins en moins cher: le prix de vente du Parisien n'est pas celui qu'il était il y a deux ans, passant de 200 millions d'euros à 50 millions. Pour quelqu'un comme Bernard Arnault, 200 millions, à l'échelle de LVMH, ce n'est pas grand chose; alors, à 50 millions, c'est une bouchée de pain! D'autant plus avec les mécanismes probables de fusion des services généraux et de publicité". L'auteur de Les Patrons de la presse nationale, tous mauvais (La Fabrique, 2012), Jean Stern poursuit dans son entretien avec Jean-Claude Renard, le journaliste de Politis: " Sans faire de raccourci hardi, il y a sûrement un lien de cause à effet. Certains journaux, propriété de groupes indépendants, comme l'Express, sont aujourd'hui achetés par des gens dont l'intérêt premier n'est pas la presse. Ils sont à la tête d'industries extrêmement puissantes, qu'il s'agisse des télécoms, du câble ou du luxe pour LVMH. Leur intérêt est stratégique: avoir des instruments d'influence qui leur permettront éventuellement de faire passer des messages... Il y a là un courant politique majeur d'une France néolibérale, avec des journaux appartenant à des milliardaires qui pensent qu'il faut travailler le dimanche, contrôler davantage les chômeurs, et taper sur les pauvres".
Politis brosse le portrait de quatre figures émergentes de ces patrons de médias, aventuriers affairistes sans scrupule qui sont au moins les garants qu'il n'y aura pas de voie dissonante par rapport au consensus pro-libéral et pro-capitaliste dans les grands médias. On aurait pu parler aussi des marchands d'armes Dassault et Lagardère, du bétonneur Bouygues, figures bien connues de l'oligarchie française, des milliardaires dépendant des commandes et des services de l'Etat qui donnent des leçons aux pauvres et les montent les uns contre les autres.
Bernard Arnault
Indéboulonnable première fortune de France, Bernard Arnault est assis sur un magot de 34,6 milliards d'euros, en hausse de 30% par rapport à l'année dernière.
Tout ça grâce à LVMH (Louis Vuitton-Moët Henessy), le conglomérat du luxe dont il a a pris le contrôle en 1990 après avoir profité de la guéguerre entre le clan Louis Vuitton et la famille Henessy. Premier actionnaire individuel d'Hermès avec 8,5%, il dispose aussi de parts dans le groupe Carrefour via sa holding, le groupe Arnault. Peu loyal en affaires, Arnault l'est davantage en amitié (politique). Décoré chevalier de la Légion d'honneur par Edouard Balladur en 1994, il remercie le premier ministre en recrutant son ancien directeur de cabinet, Nicolas Bazire, actuel directeur général du groupe Arnault.
En 2010, Bernadette Chirac est intégrée au conseil d'administration de LVMH, en compagnie de Patrick Ouart, conseiller juridique à l'Elysée, qui devient membre du comité exécutif du groupe.
Ce n'est guère étonnant lorsqu'on sait que "Bernard" était le témoin de mariage de Nicolas Sarkozy et Cécilia Attias en 1996. D'ailleurs, le Président ne pipe mot lorsque LVMH, déjà propriétaire du titre de presse économique, la Tribune, qui finira par être vendu à perte, rachète les Echos en 2007. Egalement propriétaire de Radio Classique, Arnault vient d'acquérir le Parisien/ Aujourd'hui en France.
Sasha Mitchell (Politis)
Vincent Bolloré
Héritier d'un groupe de papeteries de la marque OCB (avec le B de Bolloré), banquier, gestionnaire de fortune et d'investissements, Vincent Bolloré, homme d'affaires autoritaire, investit tous azimuts. Pétrole, énergie solaire, plantations, réseau ferroviaire, logistique: son conglomérat fait florès en Françafrique grâce à une véritable guerre politique et économique pour prendre le contrôle de marchés émergents, y compris en Sierra Leone ou en République Démocratique du Congo, où des experts de l'ONU ont pointé dès 2001 son rôle dans l'alimentation du conflit meurtrier, note Le Monde Diplomatique. Fait commandeur de la Légion d'honneur par Nicolas Sarkozy, il n'hésite pas à utiliser ses médias pour faire sa promotion ou flatter les dirigeants africains, notamment dans sa bataille pour récupérer la concession de ports privatisés en Afrique, accompagnée de soupçons de corruption. Il se lance dans les médias en 2000, investit dans le groupe de pub et le conseil en communication Havas dont il devient président en 2005, et achète l'institut de sondage CSA. Actionnaire principal de Vivendi, il en devient le président du conseil de surveillance en juin 2014, prenant de fait la tête du groupe Canal +. Depuis 10 ans, il développe sa propre technologie des batteries, qu'il fait fleurir avec la voiture en libre-service lancée à Paris en 2011, à Bordeaux et à Lyon en 2013, à Brazzaville en 2015. Son destin est plus que jamais lié à l'obtention de marchés publics.
Erwan Manac'h (Politis)
Patrick Drahi
L'homme d'affaires franco-israélien résidant en Suisse a fait fortune dans les télécommunications. D'acquisition en acquisition, il se fonde un empire grâce aux financements de JP Morgan, de la BNP Paribas et de Barclays. Il n'entre dans les médias qu'en 2013 en créant 124 news, chaîne d'information continue israélienne, pour l'heure interdite de diffusion en Israël et financée quasi intégralement à perte. En 2014, il entame une stratégie agressive d'acquisition dans le secteur des câblo-opérateurs en se finançant par l'endettement, comme l'avait fait avant lui Jean-Marie Messier.
Un mois après le rachat de SFR en 2014 - où il mène une purge sans scrupule -, il apporte 14 millions d'euros dans le renflouement de Libération. Une poussière au vu de sa fortune, estimée à 14 milliards d'euros. Il prend le contrôle de "l'Express" au printemps dernier puis celui de 49% du capital de BFM et de RMC en juillet pour combler son déficit d'entregent en politique.
Le commerce de Patrick Drahi dans les canaux de télécommunications le place en effet en lien direct avec les pouvoirs publics. Il est également en guerre économique avec d'autres magnats de la presse: Xavier Niel, fondateur de Free, et Martin Bouygues. Ce dernier s'est plaint de sa brutalité dans le secteur, à la suite de quoi Emmanuel Macron, ministre de l'Economie, a convoqué Patrick Drahi en juin, à Bercy. En mars 2014, lors du rachat de SFR, Arnaud Montebourg faisait aussi ouvrir une enquête sur la résidence fiscale exacte de l'homme d'affaires de 52 ans. Domicilée en Suisse, il héberge une holding privée à Guernesey, paradis fiscal britannique, et a déménagé le siège de sa société en août du Luxembourg vers les Pays-Bas.
Erwan Manac'h (Politis)
Matthieu Pigasse
Après une brève carrière de haut fonctionnaire chargé de la dette, cet énarque d'à peine 30 ans atterrit au cabinet de Dominique Strauss-Kahn puis à celui de Laurent Fabius, ministres du gouvernement de Lionel Jospin au tournant des années 2000. Après l'alternance, en 2002, il est soutenu par Alain Minc pour intégrer le directoire de la banque Lazard, où il conseille de nombreux gouvernements du monde entier. Il conserve depuis des liens étroits avec les socialistes. Engagé sur une ligne "sociale-libérale", strauss-kahnien, il conseille Ségolène Royal en 2007 et intervient dans le débat public en faveur de François Hollande. Sa banque décroche en 2012 le mandat de conseil de la Banque Publique d'investissement.... Issu d'une famille de journalistes, Matthieu Pigasse a longtemps joué le rôle d'intermédiaire dans les achats-ventes de médias, il franchit le pas en 2009 en achetant Les Inrockuptibles puis prend le contrôle du Monde en 2010 avec Pierre Bergé (Yves Saint-Laurent) et Xavier Niel (Free).
Conclusion: en France, comme le note Serge Halimi dans l'éditorial du Monde Diplomatique d'octobre 2015, 6 des 10 principales fortunes nationales - la première, la cinquième, la sixième, la huitième, la neuvième, la dixième - sont désormais détenues par des propriétaires de groupe de presse: respectivement Bernard Arnault, Serge Dassault, Patrick Drahi, François-Henri Pinault, Vincent Bolloré, Xavier Niel.
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