L'HUMANITE
CINQ INTELLECTUELS S'EXPRIMENT EN FAVEUR DE L'ÉMANCIPATION SOCIALE.
Les intellectuels seraient-ils en train de basculer dans le camp du conservatisme et lorgneraient- ils de plus en plus nombreux du côté du FN ? Ou, en version adoucie, la figure de l’intellectuel français aurait-elle disparu du paysage ? Depuis la rentrée, de nombreux commentateurs avancent cette thèse du repli rétrograde. Bien sûr, elle pourrait tenir si l’on se fie aux médias dominants. Houellebecq, Sapir, Finkielkraut, Onfray, Tirole et même Zemmour seraient les dignes représentants de la nouvelle intelligentsia de notre société du spectacle. En dehors de ce petit milieu des idées dominantes reçu à longueur d’antenne dans les émissions de « divertissement » et à la une des magazines et des journaux (détenus par les mêmes groupes privés), il n’y aurait point de réflexion. En boucle et à tour de rôle, les uns répondant aux autres, mais sans jamais remettre en question ce qui fonde l’ordre établi : les rapports de domination économique et symbolique du capitalisme patriarcal.
Face au battage médiatique qui met toujours en avant le petit milieu de la pensée du renoncement, il y a tous ces chercheurs et citoyens engagés, de gauche, progressistes, écologistes, qui cherchent individuellement ou avancent collectivement des alternatives.
Pascale FAUTRIER (Ecrivaine) : « Celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas »
Les intellectuels de gauche ne se taisent pas : on les interdit d'antenne. Un des grands inquisiteurs de cette « normalisation », Brice Couturier, l'a décrété vendredi dernier sur France Culture : « Les problèmes de gouvernement requièrent de l'expertise et non pas des théories générales. » Cette « injonction de dépolitisation » est l'exact contre-pied de la définition que Jean-Paul Sartre donnait de l'intellectuel : cet expert, ce spécialiste, ce savant, bref ce « technicien du savoir pratique », ou bien cet écrivain, cet artiste, AFFICHE SES POSITIONS POLITIQUES DANS L'ESPACE PUBLIC. Ce pouvoir d'expression citoyenne libre est ambigu, parce qu'il est de fait élitiste, et parce que certains « (faux) intellectuels » sont chargés de diffuser l'idéologie des pouvoirs institutionnels publics ou privés qui les rémunèrent par ailleurs.
On a récemment qualifié d'intellectuels « médiatiques » ceux d'entre eux qui bénéficient de la faveur grégaire des médias. À l'évidence, une telle « faveur » a une visée politique: il s'agit de polariser le débat public sur un clivage Bien/Mal, démocratie-capitalisme opposé au populisme-démagogie totalitaire. On veut nous faire admettre comme un présupposé indiscutable que l'économie « naturelle » de la démocratie serait le capitalisme.
Or les intellectuels de gauche se définissent par la remise en cause de cette doxa de droite : quand ils s'y risquent, on les traite aussitôt de « populistes », de « crypto-fascistes », etc. Sartre est mort deux fois : en 1980 et par la campagne de dénigrement dont il a été l'objet depuis, contemporaine de la conversion de la gauche dite de gouvernement à la vulgate libérale (1981-1983). Depuis, la droite n'a cessé de se « décomplexer », dans le même temps que l'on faisait le procès des « intellectuels engagés ».
La vérité est que Sartre avait théorisé la fonction de l'intellectuel comme le mal nécessaire des démocraties bourgeoises, monstre traître à sa classe MAIS ÉGALEMENT aux appareils politiques dont il ne peut, par essence, se faire le porte-voix « organique » sauf à accepter de se saborder pour devenir un « idéologue », c'est-à-dire un expert appointé. Éric Zemmour est aujourd'hui, typiquement, l'idéologue de la droite « radicalisée » à l'extrême droite.
Pierre Bourdieu, après 1995, avait eu le temps de comprendre (Michel Foucault est seulement mort trop tôt) que cantonner les intellectuels à leurs compétences « spécifiques » avait été le moyen trouvé par les pouvoirs dominants de les bâillonner. Sartre expliquait au contraire que les intellectuels ont une mission spécifique : opposer à la pensée de droite de l'« identité » et du calcul techniciste une pensée du Bien commun, une pensée du « commun », une pensée en commun.
L'universalité que l'intellectuel se charge d'élaborer quand il intervient dans le champ politique ne pose pas un idéal humain défini a priori. Elle n'est ni « identitaire », ni idéaliste: l'HOMME qu'elle vise n'existe pas encore, il est « à faire », dit Sartre. Nous vivons une nouvelle crise de partage du spirituel et du temporel aussi grave et décisive que celle que l'Occident a vécu au Moyen Âge lorsqu'il a fallu renoncer au rêve de théocratie impériale. Et ce n'est pas un « matérialisme » mais une pensée projective de la dignité universelle qu'il faut opposer à la pensée de droite essentialiste et utilitaire : non, le monde n'est pas une somme de « ressources », humaines ou matérielles, à exploiter, mais un ensemble en interaction à penser DANS SON DEVENIR INCERTAIN (1).
Il nous faut inventer une historicité ouverte qui rompe avec le millénarisme étatiste d'origine hégélienne, qu'il soit « libéral »-impérial (FukuyamaHuntington) ou stalinien. Contre l'objectivation du monde opéré par la religion du profit, objectivation identitaire biologique ; la « race blanche » ou historique le « christianisme » forcément européen, osons dire, avec Jaurès et Marx, que l'émancipation humaine commence tous les jours et qu'elle n'a pas de fin.
Derniers ouvrages parus : les Rouges, réédition Points Seuil, mai 2015, et le Pari(s) de Sartre-Beauvoir, éditions Alexandrines, juin 2015.
(1) Lire le texte « La politique de Georges Bataille » dans l'ouvrage collectif la Part maudite de Georges Bataille (Classiques Garnier). Il faut lire aussi, bien sûr, les travaux d'Edgar Morin, notamment la Voie.
Roger MARTELLI (Historien – Codirecteur de « regards ») : « pour la critique et la reconstruction ».
«Faire vivre la gauche », affirment Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis (le Monde du 27 septembre). C'est dire qu'elle n'est pas bien flambante. En fait, elle a perdu la bataille de la légitimité, parce qu'elle a perdu celle des idées. La gauche a avalé coup sur coup l'effondrement du soviétisme, l'essoufflement du tiers-mondisme et la droitisation du socialisme. Elle a assisté au détricotage de ses valeurs. La liberté a été rabattue sur celle des marchés. L'égalité est au mieux celle des chances, pas celle des conditions. La solidarité se dissout dans le « vivre-ensemble », souvent réduit au « côte à côte ». Le « politiquement correct » que l'on fustige, c'est la culture d'une gauche qui prend au sérieux la question de l'égalité. Depuis plus de deux siècles, la droite n'aime pas l'égalité et lui a toujours préféré la compétition, l'ordre et l'autorité.
Aujourd'hui, c'est sa variante la plus extrême qui lui donne son tonus. L'extrême droite a été la première à amorcer chez nous la « révolution conservatrice », aussitôt après la grande peur de mai 1968. Pour l'instant, elle a gagné sur l'essentiel. Elle a imposé la conviction que la lutte des classes est remplacée par celle des identités, que le désir d'identité a pris la place de l'exigence d'égalité, que la guerre des civilisations est désormais le moteur du monde. Face à cela, qu'a fait la gauche ?
Le socialisme mitterrandisé a plié. Les autres ont essayé d'endiguer la marée. Mais ils ont défendu davantage qu'ils n'ont construit. Ils ont évoqué les jours heureux d'hier plus qu'ils n'ont esquissé les pos-sibles de demain. Or l'incertitude de l'avenir, la culture du risque poussée jusqu'à la peur poussent au ressentiment plutôt qu'à la lutte. C'est la base d'expansion de l'extrême droite, dans tout le continent européen. S'il faut se réengager, c'est pour reprendre l'initiative culturelle sur le double terrain de la critique et de la reconstruction idéologique. Tous les thèmes qui fondent la radicalisation de la droite devraient être déconstruits.
Il n'est pas vrai que la mondialisation est la seule manière d'assumer la mondialité de notre destin. Il n'est pas vrai que la gouvernance, c'est à-dire le pouvoir des experts de la « société civile », est le fin mot de la démocratie. Il n'est pas vrai que la lutte des classes divise alors que l'obsession nationale rassemble. Il n'est pas vrai que les questions de l'identité sont plus mobilisatrices que les demandes d'égalité. En bref, il n'est pas vrai que l'Histoire est finie depuis que les États-Unis ont terrassé l'Union soviétique. Pour déconstruire, il faut de la patience, du travail, de la confrontation, la mobilisation des savoirs et de l'expérience, la stimulation de l'intelligence collective et pas seulement la remise en selle des intellectuels. Les mêmes ingrédients sont nécessaires pour reconstruire. Reconstruire, cela signifie réactiver les grandes valeurs, l'égalité, la liberté, la solidarité, l'esprit public, la mise en commun, l'engagement citoyen. Mais elles ne valent que si elles ne sont pas seulement reprises, mais développées, retissées de fond en comble, au prisme des enjeux nouveaux de l'écologie, du partage, de l'autonomie, de la mise en réseaux, de l'implication directe. Pour cela, nous avons un problème: nous ne nous parlons pas. Nous continuons les vieux débats du passé. Nous nous jetons à la face les grands noms de la critique sociale d'hier.
Nous avons nos gourous, nos réseaux séparés, nos revues, nos maisons d'édition. Nous ne nous rencontrons pas vraiment, en terrain neutre, serais-je tenté de dire. Le Monde et Libération rassemblent, autour d'une culture portée plutôt vers l'adaptation. Dans l'espace de la critique et de la volonté de rupture, on se côtoie, mais on ne se rencontre pas. Si nous devons nous réengager, tentons, le plus souvent possible, de le faire ensemble.
Henry STERDINYAK (Animateur du collectif des « Economistes atterrés ») : « Une autre voie est possible »
L'idée, martelée aujourd'hui par les médias et les idéologues du capital, est qu'il n'y a pas d'alternative : il faut augmenter les profits des entreprises, les laisser libres d'orienter à leur guise l'évolution future de la production et de nos besoins ; les laisser libres de se restructurer et de licencier. Chaque pays doit renforcer sa compétitivité et son attractivité sous la férule des marchés financiers. Le traité de libre-échange transatlantique doit encore restreindre les capacités d'action des peuples au profit des firmes multinationales. Chaque pays doit libéraliser son marché du travail, baisser ses salaires, réduire ses dépenses publiques et sa protection sociale. Il faut faire oublier la responsabilité de la finance, de la croissance des inégalités et de la recherche de la compétitivité dans la crise de 2008 et dans la dépression qui a suivi. Il faut faire croire que les responsables, ce sont les dépenses publiques et le droit du travail. Les contraintes écologiques sont minimisées alors qu'ils devraient être au coeur de toute réflexion sur le futur de notre économie. Le patronat et ses économistes continuent à exiger une retraite à 67 ans, une durée du travail de 40 heures par semaine, l'ouverture des magasins et des ateliers le dimanche et le soir, comme si la question essentielle pour l'humanité n'était pas de concilier le bien-être de tous et une nette réduction du PIB matériel, ce qui suppose une réflexion forte sur la place de l'emploi marchand.
Élus sur un programme de gauche, François Hollande et une fraction du Parti socialiste ont renoncé à mettre en cause la domination de la finance, renoncé à une grande politique industrielle fondée sur la transition écologique, la planification sociale et l'intervention des salariés. Jour après jour, ils cèdent à la pression du Medef ; ainsi s'engagent-ils aujourd'hui à remettre en question le droit du travail. Aux élections européennes, un parti d'extrême droite, traînant derrière lui un lourd passé d'antisémitisme, de racisme, est devenu le premier parti français. Dans les classes populaires, beaucoup ne sont pas allés voter pour un projet solidaire mais pour la dislocation de l'Europe, contre leur voisin arabe (réel ou fantasmé). L'incapacité du Parti socialiste à ouvrir une alternative au néolibéralisme a pesé lourd.
Les classes moyennes, en particulier celles intimement liées à l'État social (les enseignants, les infirmières, les fonctionnaires), mais aussi celles liées à l'industrie (les ingénieurs, les contremaîtres) se sont, elles aussi, détournées d'une formation sans projet. Face à l'offensive idéologique des classes dominantes et du patronat, notre tâche, en tant qu'économistes critiques, est de s'atteler à la reconquête idéologique. Nous ne sommes pas condamnés à nous soumettre aux diktats du libéralisme ; nous ne sommes pas condamnés à voir gonfler et éclater les bulles financières ; nous ne sommes pas condamnés à voir, jour après jour, notre planète devenir inhabitable. Une autre voie est possible, s'appuyant sur une vision de long terme quant à ce que devrait être la société de demain, une société, sobre, égalitaire, solidaire, écologique, où les salariés pèseront sur l'organisation et l'orientation de la production.
En même temps, la résistance et la construction d'alternative ne peuvent plus être gérées d'en haut, mais doivent être la résultante d'un ensemble de mouvements sociaux, d'actions collectives, politiques, syndicales, associatives, organisées ou spontanées, de détail ou globales, qui, progressivement, doivent converger pour changer notre société.
Coauteur du Nouveau Manifeste des Économistes atterrés, éditions Les Liens qui libèrent.
Roland GORL (Psychanalyste et initiateur de « L’appel des appels ») : « face aux néofascismes, la renaissance de l’humanisme »
De la « philosophie Nutella » d'Onfray (Libération du 2 octobre) à « Jacques Sapir à droite toutes » (Mediapart du 27 juillet), le tapage médiatique fait autour de ces « intellectuels » à la dérive se révèle davantage comme le symptôme d'une crise du politique qu'il n'y apporte une solution. Sans devoir céder au « démon de l'analogie », il ne me paraît pas très difficile de lire dans cette tentative désespérée de recomposer le champ dégénéré du politique les échos des crises successives des libéralismes en Europe. Depuis que, selon le mot de Nietzsche, « l'économie et la technique sont devenues le destin de l'homme », il n'est pas de période dans l'histoire de l'Occident qui, à l'occasion de graves crises financières, sociales et économiques, n'ait vu émerger des idéologies désireuses de dépasser le clivage traditionnel droite-gauche pour sortir du conformisme bourgeois du « bien penser ».
Alors, en vue de proposer un redressement national, à contre-courant des valeurs matérialistes, universelles et rationnelles des Lumières, abusivement confisquées par les sociaux-libéraux, les divers mouvements conjuguant les nationalismes de la droite radicale, les antisémitismes et les racismes populistes émergent, avec la complicité active d'« intellectuels » soucieux de la souffrance des « petites gens ». Du boulangisme aux fascismes, en passant par les revendications révolutionnaires de partis « ouvriers » rassemblant les mécontentements catégoriels hétérogènes, ces initiatives ont, depuis plus d'un siècle, leurs laboratoires qui fabriquent le pire.
On pourra débattre de la portée des travaux de Zeev Sternhell, il n'empêche qu'ils contribuent à révéler que la crise des valeurs propres aux Lumières (rationalisme et défense de l'universel), l'antiparlementarisme, désir de dépasser les clivages droite-gauche, produisent un climat propice aux fascismes. Les crises des démocraties libérales et l'effondrement des alternatives de gauche constituent leur niche écologique. Si l'usage de ce terme peut paraître plus rhétorique que démonstratif, il n'empêche les crises des démocraties libérales et l'impuissance des gauches à proposer une alternative crédible nous font danser au bord de l'abîme. J'ai essayé de montrer, dans l'Individu ingouvernable (1), en quoi nous étions confrontés à des néofascismes, technofascismes et théofascismes.
Sur les décombres du « faux universel » de la raison comptable, de la logique de financiarisation du vivant et de la nature, de l'utilitarisme moral, des voix s'élèvent pour revendiquer un autre monde, pour sortir de l'hypocrisie « libérale ». Jaurès disait que « le pire ennemi de la démocratie, c'(était) le manque de confiance en elle-même, l'absence d'ambition vraie ». Nous y sommes condamnés au moment même où seules comptent les curatelles technico-financières des peuples et des individus, où la technocratie a confisqué la démocratie, où la bureaucratie des expertises s'est substituée aux débats citoyens. C'est le moment où, dans l'histoire européenne, fleurissent les plantes venimeuses des nationalismes, des racismes, des haines sociales et tribales. Inévitablement. Faute de procéder à cette « désintoxication morale » de l'Europe qu'un Stefan Zweig appelait de ses vœux, nous risquons de connaître ces révoltes du désespoir qui empruntent les voies des nihilismes.
Quand le politique faillit, quand les sociaux-libéraux se font les gérants les plus serviles du capitalisme financier, quand la jeunesse n'a plus d'avenir, quand la vieillesse est enfermée dans la solitude, quand dans une société modelée par le travail des travailleurs n'en ont pas, quand on demeure prisonnier de l'argent que l'on a autant que celui qui en manque, les humains désespèrent de ne pouvoir fraterniser. Alors, oui, il y a un risque fasciste en Europe. Il ne manque que l'occasion pour en assurer la précipitation. C'est comme cela que j'analyse ce tapage fait autour de ces « intellectuels médiatiques » dont Bourdieu nous avait montré qu'ils constituaient d'autant plus un fait divers, faisant diversion, que leur reconnaissance ne procédait pas du débat avec leurs pairs mais de la société du spectacle et de la marchandise. Produits de ce qu'ils dénoncent, de tels « intellectuels » nous invitent à réfléchir et à mettre en œuvre les héritages de l'humanisme. Telle est l'alerte dont nous devons leur être redevable : la République n'étant plus cette surprise dont nous avons fait un miracle, selon le mot prêté à Lamartine, nous nous devons plus que jamais de la faire renaître aux valeurs de l'humanisme.
(1) Éditions Les liens qui libèrent, 2015.
Paul ARIES (Politologue – rédacteur en chef du mensuel « Les Zindigné(e)s ») : « L’espoir est toujours du côté des milieux populaires"
Alors que l'ère du temps semble être à la confusion politique et que des intellectuels médiatiques banalisent des thèmes d'extrême droite, il est important de rappeler que les idées d'émancipation n'ont pas déserté et qu'il suffit parfois de changer de lunettes pour redécouvrir une autre France. Les intellectuels ne sont pas à cet égard différents du reste du peuple, ils basculent sur des positions de droite, dès lors qu'ils acceptent des questions de droite. Interroger prioritairement les gens sur le sentiment d'insécurité ou d'identité c'est les pousser dans le camp des rétrogrades et des xénophobes, les questionner sur la défense du service public ou sur les conditions de travail c'est faire grandir un questionnement émancipateur. Nous nous laissons trop imposer l'agenda (les priorités du débat) par les dominants.
C'est à nous d'apprendre à poser les bonnes questions, à refuser de nous situer sur le terrain de l'adversaire, sur celui des réactionnaires. Il n'existe en effet que deux façons de faire de la politique, soit jouer sur les peurs et on nourrit alors immanquablement les forces les plus rétrogrades, soit miser sur l'espoir, le partage et on bascule alors du côté de l'émancipation.
C'est pourquoi face à l'extrême droitisation de la pensée je soutiens l'initiative de l'Organisation pour une citoyenneté universelle, pour un passeport universel, aux côtés d'Emmaüs International, de la Fondation Danielle-Mitterrand et d'Utopia, c'est pourquoi, face à la remise en cause des 35 heures, je soutiens la CGT, qui revendique le passage aux 32 heures tout de suite, c'est pourquoi face à la casse du service public, l'Observatoire international de la gratuité des biens communs et du service public mobilise pour la gratuité de l'eau vitale, des transports en commun urbains, du logement social, des services funéraires, etc. Nous ne gagnerons qu'en nous plaçant du côté de l'espérance et l'espoir est toujours du côté d'un plus d'émancipation, d'un plus à jouir.
Le camp de l'émancipation n'a pas disparu mais il est enseveli sous l'agenda des puissants. Retrouver les chemins de l'émancipation c'est, pour citer Rimbaud, rendre visible l'invisible, rendre visibles les gens ordinaires, les 99 % face au 1 %. Nous acceptons trop la définition négative que les enrichis se font des appauvris, une définition toujours en termes de manques, en économie, le manque de pouvoir d'achat, en culture, le manque d'éducation, en psychologie, le manque d'estime de soi, en politique, le manque de participation... Tout cela masque l'essentiel: les gens du commun ne sont pas des riches auxquels ne manquerait que l'argent, ils ont une autre richesse, une autre façon de penser, de rêver, de vivre. C'est pourquoi les milieux populaires sont plus écolos que les enrichis, non pas d'abord parce qu'ils n'ont pas les mêmes moyens financiers, mais parce qu'ils sont populaires, parce qu'ils ont d'autres rapports au travail, à la consommation, au temps, à l'espace, à la maladie, à la mort, donc à la vie. La conception même de la vie bonne n'échappe pas en effet à la lutte des classes. Jacques Séguéla disait: « Si à 50 ans on n'a pas de Rolex on a raté sa vie. » J'ai 56 ans et pas de montre de luxe, non pas d'abord faute de moyens financiers, mais les enrichis ne peuvent même pas imaginer qu'on ait d'autres désirs qu'eux.
Auteur d'Écologie et milieux populaires, éditions Utopia.