Anthropologue de renom, Emmanuel Terray a été en première ligne dans la défense des sans-papiers expulsés de l’église Saint- Bernard à Paris, en 1996. Il dénonce la logique de l’Occident « maître du monde », responsable des flux migratoires dramatiques, et montre que la réponse de l’Europe reste très en dessous des enjeux et indigne des défis auxquels elle est confrontée. Rencontre.
« IL N’Y A PAS DE BONS OU DE MAUVAIS RÉFUGIÉS MIGRANTS, IL N’Y A QUE DES MIGRANTS POLITIQUES »
« L’OCCIDENT SOUTIENT LES RÉGIMES AUTORITAIRES ET CORROMPUS QUI VOTENT EN SA FAVEUR À L’ONU. IL N’Y A DONC AUCUNE FATALITÉ. »
HD. La réaction actuelle de l’Europe vous semble-t-elle à la hauteur de la crise, n’a-t-on pas perdu trop de temps au point d’assister à des drames épouvantables ?
EMMANUEL TERRAY.
L’Europe a certainement perdu beaucoup de temps. Le problème ne date pas d’hier, cela fait des années que des réfugiés se noient en Méditerranée ou en mer Égée. L’Europe a beaucoup tardé à prendre la mesure exacte de la situation. Ceci dit, mieux vaut tard que jamais, et si une prise de conscience commence à se produire, on ne peut que s’en féliciter. De ce point de vue, l’Allemagne est certainement la plus attentive et pour toutes sortes de raisons. On a allégué les facteurs démographiques.
Le pays est certainement heureux d’accueillir une main d’œuvre souvent qualifiée qui lui fait défaut. En même temps, je pense que l’histoire de l’Allemagne joue également un rôle important. Je veux parler de la volonté de manifester fortement la rupture avec le passé nazi, hitlérien. La volonté aussi de démontrer que l’image affichée face à la crise grecque, celle d’un pays dur, égoïste, n’est pas exacte. C’est à mon avis un aspect non négligeable qui a joué un rôle important dans la prise de conscience allemande. Tout compte fait, il faut bien constater que l’Allemagne et la Suède sont à la pointe par rapport à d’autres pays européens, y compris la France malheureusement. Accueillir 24 000 réfugiés sur deux ans pour cette dernière, c’est à peine 1 000 de plus que d’habitude et pas du tout à la hauteur de la situation.
HD. On fait pourtant grand bruit autour de cet accueil, le ministre de l’Intérieur s’est réuni avec les maires qui se sont proposés...
E. T.
On fait beaucoup de tapage en effet, mais le chiffre n’en reste pas moins de, seulement, 24 000 sur deux ans.
HD. Et c’est très insuffisant ?
E. T.
Absolument ! On annonce l’arrivée de quelque chose comme 400 000 ou 500 000 réfugiés en Allemagne cette année, cela donne toute de suite la mesure des efforts respectifs.
HD. Il y a des maires qui refusent d’accueillir des réfugiés, et certains qui ne veulent que des chrétiens...
E. T.
Ces maires sont en règle générale sous la pression du Front national. Ils ont très peur de voir leurs électeurs filer vers l’extrême droite et, du coup, ils prennent ce genre de position. Il se peut aussi que, dans certaines villes, le devoir d’accueil soit déjà rempli et que, compte tenu des capacités, on ne puisse pas accueillir plus de réfugiés.
HD. On parle de trier entre ceux qui fuient réellement la guerre et ceux qui viendraient pour des raisons économiques...
E. T.
Je pense qu’il sera très difficile de faire ce genre de tri. De toute façon, c’est une proposition classique de distinguer entre, on va dire, les bons réfugiés et les mauvais migrants. Les premiers viendraient pour des raisons politiques et les autres pour des raisons économiques. Cette distinction ne tient pas dans la réalité parce que c’est, au fond, toujours une situation politique qui crée la migration. Les gens qui viennent d’Afrique migrent parce qu’ils sont dans des sociétés complètement bloquées, verrouillées, avec des régimes autoritaires et corrompus qui ne leur laissent aucune perspective d’avenir. C’est donc cette situation politique qui crée la migration. Les puissances occidentales soutiennent ces régimes qui votent en leur faveur à l’ONU, pour des raisons évidentes de clientèles géopolitiques. Pour ma part, j’ai l’habitude de dire qu’il n’y a que des migrants politiques.
Les contextes qui les incitent à partir sont plus ou moins dramatiques. Les situations érythréenne ou syrienne sont certes plus désastreuses que celles de l’Afrique de l’Ouest. Mais c’est une différence de degré, pas de nature.
HD. Avec plus de moyens à sa disposition, le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) aurait-il pu juguler les drames ? Ne ressent-on pas de l’impuissance ?
E. T.
Ceci est exact et souligne surtout l’insuffisance des efforts européens. À ma connaissance, il y a 2 millions de réfugiés syriens en Turquie, et au Liban, ils représentent à présent près du quart de la population. Ils sont 600 000 à 700 000 en Jordanie. Dès lors, par rapport aux discussions en Europe pour savoir si tel pays doit en accueillir 5 000 et tel autre 10 000, on est vraiment dans des ordres de grandeur tout à fait différents. Et ces pays sont bien loin d’avoir les richesses des États européens. J’ai vu que les États-Unis se proposaient, non pas d’accueillir en grand nombre, mais au moins d’aider les Libanais et les Jordaniens à les accueillir. C’est peut-être une bonne chose, mais là encore on est très en retard par rapport aux moyens disponibles. Les égoïsmes nationaux restent forts.
HD. On a aussi le sentiment que cette crise est vécue comme une fatalité, qu’on ne peut pas faire autrement. Ces mouvements de populations seraient le lot du XXIe siècle et il va y en avoir de plus en plus, notamment avec les dérèglements climatiques...
E. T.
Ce n’est pas une fatalité. La crise du Proche-Orient est quand même l’effet, qu’on le veuille ou non, des interventions occidentales que ce soit en Afghanistan ou en Irak. C’est tout de même ces deux expéditions qui ont mis le feu à la région, feu qui s’est ensuite propagé. C’est bien la politique occidentale, en Libye qui a créé le chaos actuel et le fait que plus rien n’est contrôlable sur ce territoire, ni le commerce des armes ni les trafics d’esclaves. Non, ce n’est sûrement pas une fatalité. On pourrait en dire autant pour l’Afrique de l’Ouest. Les migrations sont dues, d’une part, à ces régimes autoritaires et corrompus que l’Occident maintient en place et, d’autre part, aux accords de libre-échange que l’UE impose à l’Afrique, qui ruinent l’agriculture et condamnent les paysans africains à l’exil. Nous sommes face à des conséquences somme toute logiques, à des effets de politiques bien déterminés.
HD. En 1996, vous avez été en première ligne lors de la bataille des sans-papiers à l’église Saint-Bernard à Paris. Avez-vous le sentiment que, par rapport à cette période, il n’y a plus la même force de résistance militante, la même mobilisation ?
E. T.
À l’époque de Saint-Bernard, un peu naïvement d’ailleurs, je pensais que c’était un problème localisé dans le temps et qu’on allait le résoudre par la régularisation. Et puis je me suis aperçu bien vite que ça devenait chronique, endémique. Ceci dit, des progrès ont été faits depuis. Je pense à la création du Réseau Éducation sans frontières au début des années 2000. Un progrès considérable dans la mobilisation dans tout le pays. Je pense aux grèves à l’initiative de la CGT à partir des années 2008, 2009, 2010, qui ont aussi accéléré la prise de conscience du fait qu’il s’agissait de salariés comme les autres et que notre pays ne pouvait accepter la prolifération sur son sol de travailleurs sans droits. Il y a donc eu des progrès dans la prise de conscience et dans la mobilisation. Ce n’est pas encore à la hauteur des enjeux, mais je ne suis pas pessimiste sur ce point.